Ernest T, artiste et membre du collectif Taroop & Glabel, mène une critique virulente contre les idoles et les illusions – et même celles de l’art. Dans le sillage des attentats contre « Charlie Hebdo », il revient sur ce que s’engager en tant qu’artiste veut dire.
Certains se rappellent peut-être d’une couverture du magazine Mouvement parue au printemps 2008, où l’on voyait une peluche de Mickey clouée sur la croix. Le magazine consacrait alors un numéro au thème du sacré dans l’art. Malgré l’apparence débonnaire en toutes circonstances de la bestiole, cette une n’avait pas manqué de s’attirer les foudres des milieux catholiques conservateurs. Et avait fait l’objet d’une réception beaucoup plus passionnée que celle habituellement réservée aux revues d’art. A l’origine de la controverse, une œuvre du collectif artistique Taroop & Glabel, intitulée Crucifiction 2.
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Collectif fondé dans les années 90, poil à gratter d’une époque et mauvaise conscience tous azimuts, Taroop & Glabel sont des maîtres de l’infiltration. Tout en œuvrant depuis le musée et les institutions artistiques, leur pratique, en prise directe avec le réel, puise dans l’imagerie populaire, reprend les codes de la presse et détourne logos et slogans à tour de bras. Chez eux, pas de distinctions de médium : tous les moyens sont bons pour faire la guerre à ce qui asservit – les illusions (fausses sciences, fausses gloires, fausse satiété délivrée par la société de consommation) comme les idoles (Dieu, l’Etat, Mickey).
Pour Ernest T, membre de Taroop & Glabel, c’est une religion bien spécifique qu’il s’agit de déboulonner : la religion de l’art, dont il dénonce les instances d’auto-légitimation et le fonctionnement en vase clos. Sa méthode ? Singer le mode opératoire même de ce qu’il entend subvertir. Dans la production artistique autonome qu’il développe en parallèle, c’est en visant au degré zéro de la peinture qu’il met en évidence ses absurdités.
Ainsi décline-t-il à l’infini les variations des trois couleurs primaires dans de petites acryliques sur toile qu’il monte parfois sur ressorts : le disque moderniste s’est rayé, et de Malevitch, il ne reste plus qu’un article de farces et attrapes. Ce sont également des photos de vernissages et des slogans méta qu’il introduit dans ses expositions, à la manière d’un miroir tendu au monde de l’art qui s’y reflète à l’infini.
Deux manières de s’attaquer aux non-dits et de revendiquer pour l’art une liberté ultime : l’irrévérence. Dans le cadre de l’exposition monographique d’Ernest T à la galerie Sémiose à Paris, ainsi que dans le sillage des attentats perpétrés contre Charlie Hebdo, Ernest T s’interroge avec nous sur la juste distance critique de l’artiste. Dont la virulence se double toujours d’un certain retrait, indispensable afin de laisser la place à l’éclosion de la réflexion chez le spectateur.
Vous œuvrez sous deux alias. Dans le cadre du collectif Taroop & Glabel, mais aussi sous le nom d’Ernest T. Pourquoi avoir choisi de disjoindre ces deux identités ?
Ernest T – Je pourrais peindre du Ernest T. jusqu’à la fin de mes jours, ce qui n’est pas dans ma nature. Mon projet, qui s’en prenait au domaine de l’art pour en montrer les travers, m’incluait évidemment dans un de ces travers.
Taroop & Glabel ont parfois quelque chose d’Ernest T. C’est bien normal, puisque je fais partie du groupe et que, parfois, je suis l’exécutant d’une idée qui n’est pas de moi. Par exemple, le travail entrepris pendant une année sur les jeux de hasard (qui montre comment le joueur est irrémédiablement un perdant).
Dans un entretien au Quotidien de l’art du 15 janvier, l’artiste Arnaud Labelle-Rojoux, réagissant à Charlie Hebdo, déclarait que “l’artiste avance masqué alors que le caricaturiste est direct”. Sous vos deux alias, le propos est très engagé. L’artiste peut-il faire passer un message sans y perdre son âme, ou a-t-il au contraire vocation à brouiller les pistes et à déboussoler le spectateur pour mieux faire mouche ?
Taroop & Glabel est un groupe d’artistes : nous avons plus de rapports avec les musées ou les galeries qu’avec la presse. Lorsque nous incorporons des sortes de dessins de presse, ce ne sont que des comics choisis pour leur mauvais goût. Et quand nous faisons nous-mêmes des dessins, notre stratégie générale est de toujours faire pire, ce qui n’est pas aussi facile qu’on croit. En ce sens, nous sommes plus près de la caricature quand les sujets abordent les religions.
En son temps, la couverture du numéro de Mouvement, à cause d’une affichette dans les kiosques qui montrait un Mickey crucifié, n’avait pas été très appréciée. Ouest-France, qui avait fait sa une avec cette photo lors de notre exposition à l’Artothèque d’Angers, avait également fait réagir les intolérants. Ce qui nous sauve, c’est de ne pas être très médiatisés. Nous faisons actuellement une exposition à La Mauvaise Réputation à Bordeaux. Nous montrons que Jésus, fils de Dieu, était certes un homme exceptionnel, mais qu’il avaient des préoccupations très humaines.
Vous présentez actuellement, sous le nom d’Ernest T, l’exposition La Smoud Emotion à la galerie Sémiose à Paris. Le texte introductif souligne : “Les peintures d’Ernest T. ont pu se présenter au monde comme de purs objets de spéculation, vierges de toutes les valeurs que les instances de légitimation s’empresseront de lui attribuer.” Dans le contexte actuel, cette neutralité absolue est-elle plus urgente que jamais ? Pensez-vous que Charlie Hebdo puisse engendrer le renouveau d’une volonté de penser par soi-même ?
J’ai dit en effet que mes peintures nulles devaient être vues comme un pur objet de spéculation. On a le choix de le prendre cela au premier ou au second degré. Dans ce sens, ce travail n’est pas neutre, puisqu’il engage plusieurs réceptions possibles. Pour en venir à Charlie Hebdo, la sidération passée, il y a quelque chose d’assez incroyable : le sursaut de 97 % des lecteurs de “Pourri-Merde”, qui vont faire la queue devant les maisons de la presse.
Tout cet empressement va retomber, mais il y aura, j’espère, quelques ajustements pour renforcer la laïcité. L’Église est restée en retrait pour le moment, mais prudence est de mise : ce ne sont pas les religions qui vont inciter à penser par soi-même, c’est même le contraire.
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