Grand invité du Louvre en 2010, Patrice Chéreau nous avait reçus chez lui pour nous parler de sa programmation, à la fois commissaire d’exposition, metteur en scène, programmateur de films, de spectacles musicaux et chorégraphiques. Un entretien paru dans le supplément des Inrockuptibles, “Les Visages et les Corps”, en novembre 2010.
Pourquoi avoir titré votre intervention au Louvre, Les Visages et les Corps?
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Patrice Chéreau – J’ai voulu un titre qui résume au mieux mon métier. Je suis toujours très proche des visages et des corps des comédiennes et des comédiens quand je travaille avec eux. Et, s’agissant de mon rapport aux visages et aux corps, je ne fais pas la différence entre théâtre et cinéma.
Pourquoi séparer visages et corps ?
Que ce soit au théâtre, à l’opéra ou au cinéma, il y a un langage du corps commun, celui de la silhouette, de la totalité de la personne physique. Comment une personne marche, bouge, réagit, entre en interaction avec d’autres. C’est sur la réunion de plusieurs corps qu’on travaille au théâtre pour habiter l’espace vide, et au cinéma pour les inscrire dans un cadre. Et puis il y a le visage, cette chose à laquelle on a accès d’une manière un peu bizarre au théâtre et qui, au contraire, est une page que l’on peut lire et déchiffrer au cinéma. La façon dont le visage est habité dans le jeu me donne immédiatement des informations sur ce qui est juste et ce qui est faux. C’est à travers les visages que l’on se rend compte si l’on est dans le vrai ou le fabriqué.
Cela a-t-il à voir aussi avec le mouvement ?
Dans les deux cas, le mouvement est associé, au théâtre comme au cinéma, rien n’est jamais arrêté. J’ai l’avantage de faire deux métiers où le corps n’est jamais figé dans une posture, où le visage ne se résume pas à une expression. Les Visages et les Corps est un titre qui rappelle ce qui est central dans ce que je fais et ramène à ce qu’il ne faut jamais oublier. Après, il y a le texte, mais on sait bien qu’il est porté par les corps et transmis par les visages. Pour être encore plus précis, on pourrait dire qu’à l’origine, il y a le regard. Il y aurait donc encore une autre subdivision, celle des regards. Un jour, j’ai demandé sur un tournage pourquoi le nez est flou quand on filme un visage de près… et l’on m’a répondu que l’on faisait toujours le point sur l’œil. Il ne faut jamais l’oublier, la porte d’entrée est l’œil.
D’où vient votre nécessité d’être si proche des acteurs ?
Je ne m’éloigne jamais des comédiens même si, au cinéma, la caméra se charge pour moi de se rapprocher, mais très clairement, j’ai du mal à faire des plans larges… Au théâtre, je ne m’éloigne pas des acteurs pour la bonne raison qu’au début, ce qui naît chez un comédien, un déplacement, une façon de s’asseoir, une expression sur un visage, sont des choses très belles à voir de près. Quand quelque chose apparaît ainsi, c’est d’une grande fragilité et on peut facilement le rater si l’on est trop loin. Après, pour des raisons techniques, je sais qu’il faut s’éloigner. Mais je ne m’éloigne jamais beaucoup. Je pense qu’un spectacle se construit d’un seul point de vue. Et, il y a une autre raison : je n’aime pas hausser la voix et je déteste crier. Un spectacle naît dans la confidence et ce n’est qu’après qu’on élargit le champ.
Vous dites avoir beaucoup appris de la direction d’acteurs avec Daniel Emilfork qui était comédien au théâtre et au cinéma…
C’est lui qui m’a appris qu’il ne faut jamais dire ce que l’on veut obtenir. Indiquer un rôle n’est pas jouer un rôle. Ne jamais forcer un comédien à être dans la copie ou l’imitation de ce qu’on lui propose. Il y avait un pédagogue caché chez Daniel, mais il ne se révélait que lorsque l’on travaillait en tête à tête avec lui. Il était beaucoup plus patient que moi, c’est grâce à lui que j’ai pu jouer Richard II de Shakespeare. A 24 ans, c’était un rôle qui me semblait hors de portée.
C’est à cet âge que vous avez croisé de grands metteurs en scène, tels Roger Planchon, Giorgio Strehler. Qu’avez-vous appris d’eux ?
Ceux auprès desquels j’ai appris la mise en scène ne m’ont jamais appris la direction d’acteurs. Le génie de Strehler était flagrant dans ce qu’il donnait à voir sur le plateau à travers la relation entre la narration et les images produites. Il possédait une science du théâtre et une science picturale incroyable. Mais, même avec lui, on a vite fait le tour des acteurs italiens, il suffit de les diriger à l’intonation et là, on est dans un système de théâtre qui n’est pas le mien. De même pour Roger Planchon, son intelligence du théâtre était ailleurs, il était fascinant lors du travail sur le texte à la table, il avait une capacité à disséquer les rapports de force avec une extrême finesse. Mais le risque est alors de ne jamais vouloir quitter la table pour aller sur le plateau. Même avec Luccino Visconti, le rapport à l’acteur était biaisé, il me disait qu’il fallait diriger les acteurs italiens à l’intonation, leur donner le “sponto”, l’attaque, qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Ils m’ont tous influencé, mais pas pour la direction d’acteurs, j’ai très vite su intuitivement qu’il y avait une chose plus profonde à chercher et plus risquée à saisir. C’est ça qui m’a toujours intéressé, ce qui peut nous échapper chez l’autre…
Au final, quel est votre métier ?
J’ai passé une année à écrire un livre sur cette question… Je ne sais pas quel est mon métier.
Pourtant, il suffirait de vous dire artiste…
Je n’ai jamais utilisé le mot artiste. Je m’en méfie comme de la peste. C’est un mot que mon père qui était peintre n’utilisait jamais, pas plus que ma mère qui peignait aussi. Ils ignoraient la notion d’artiste, ils utilisaient le mot métier. Ce que je fais est de l’artisanat, c’est donc un métier. Dieu merci, je n’ai jamais connu la forme de solitude qu’a connue mon père qui massacrait la toile, la cassait en morceaux quand, après avoir repris un tableau une fois, deux fois, il se rendait compte que ce qu’il voulait obtenir ne marchait toujours pas.
Inconsciemment, vous réalisez donc enfant que la création est liée à un combat ?
Pas inconsciemment, très consciemment… je voyais bien que mon père se battait, il se battait sans le revendiquer… avec lui-même, avec la toile, avec des choses très concrètes que sont les pinceaux, les couleurs. Quelquefois, et c’est pareil pour moi, on n’arrive pas forcément au résultat désiré. J’ai appris ça aussi. Car si je fais un métier où je ne suis effectivement pas seul, il y a malgré tout un moment où il faut être seul pour analyser et réfléchir, pour regagner de la concentration dans le travail et préparer du matériel pour l’équipe que l’on va diriger le lendemain. Mais c’est vrai aussi que, dans le pire, je ne suis jamais seul. Quand j’ai compris qu’il y avait un métier où l’on pouvait raconter des histoires et où l’on n’était pas seul comme l’avait été mon père, j’ai pris ce métier-là. Travailler avec des gens et avec des mots.
Comment avez-vous envisagé l’opportunité d’intervenir au Louvre, dans un projet où vous tenez le rôle de commissaire d’exposition ?
Effectivement, je suis commissaire d’exposition, même s’il y a des aléas dans l’accrochage, comme ces tableaux qu’on n’a pas pu avoir et qui figuraient parmi mes choix. Mais ça ne m’a pas semblé à des kilomètres de mon métier. D’abord c’est un musée que j’ai connu tout petit. Le lieu m’intéresse. Pas tant pas pour les œuvres qu’il contient que pour son architecture. J’avais l’impression de pouvoir y faire des spectacles partout. J’aime me confronter aux lieux, je préfère toujours un espace réel à un décor. C’est ça qui me fascine toujours avec le cinéma. Je peux tourner dans un lieu qui existe déjà, je n’ai pas à le refabriquer. Par contre, je le refabrique par la lumière et par la manière de le cadrer.
Comment s’est fait le choix des films ?
J’ai programmé d’abord des films que j’admire, pour moi des classiques. Avant tout des œuvres dans lesquelles je peux me reconnaître. Si il fallait définir un critère de choix, il aurait pu être : j’adorerais savoir faire ça. Donc c’est une entreprise d’admiration. Je ne révèle personne et, depuis six mois, je me suis imposé une seule ligne éditoriale… “Ça doit être les visages et les corps.” Pareil pour l’expo, alors ça exclut évidemment tout l’art abstrait, mais aussi tous les paysages.
Et le désir de porter à la scène trois auteurs contemporains, Pierre Guyotat, Bernard-Marie Koltès et Jon Fosse ?
Ces choix-là se sont faits très vite, dès mars 2009. A la suite d’ailleurs d’une succession de hasards, le premier a été Rêve d’automne, de Jon Fosse. J’ai lu la pièce au milieu de beaucoup d’autres de Jon Fosse, pas pour les mettre en scène mais, parce que Pierre Boulez m’en avait parlé pour un projet d’opéra. Découvrant Jon Fosse que je n’avais jamais ni lu ni vu au théâtre, j’ai été détruit par la première scène de Rêve d’automne, les trente premières pages, la rencontre dans un cimetière entre cet homme et cette femme a été déterminante, … Et puis, il y a eu une visite au Louvre et l’association d’idée entre le cimetière et le musée. Je me suis dit : substituons les lieux… Reproduire un cimetière est horrible à faire sur un plateau, mais par contre un musée vide la nuit, c’est un très beau lieu. Après, j’ai essayé d’agréger des choses et j’ai pensé immédiatement à retravailler avec Waltraud Meier, parce que je m’entends formidablement bien avec elle et je la trouve immense comme comédienne et chanteuse. J’ai choisi les Wesendonck Lieder de Wagner à cause de leur lien avec l’opéra Tristan et Isolde, dans l’idée de faire ressurgir la mémoire, pas le souvenir, de la mise en scène de Tristan et Isolde qu’on a faite avec Waltraud à la Scala en 2007.
Pour le texte de Bernard-Marie Koltès, ça remonte à mon film Persécution, j’avais fait des essais avec Charlotte Gainsbourg et Romain Duris sur Roberto Zucco, qui est aussi une pièce que je n’ai jamais montée de Koltès. Ils étaient formidables et je me suis dit que Romain pourrait dire des mots de Koltès. je lui est demandé s’il était prêt à se lancer dans La Nuit juste avant les forêts, et s’il aurait envie de faire du théâtre, et il m’a dit : “Ah oui, j’adorerais.” On s’est mis au boulot et on l’a fait. C’était aussi dans l’idée d’aborder enfin cette pièce dont je m’étais toujours dit que je ne la monterais pas parce que je ne la comprenais pas.
S’agissant de Coma, de Pierre Guyotat, c’est une lecture que j’ai présentée plusieurs fois depuis trois ans et je me suis dit, qu’il fallait que je paye de ma personne dans cette programmation. Je trouve très beau de faire entendre les mots de Guyotat au Louvre.
Voyez-vous un lien entre ces quatre propositions ?
Sûrement, mais je n’y ai pas réfléchi. Avec Waltraud, on a travaillé les Wesendonck Lieder comme une réflexion sur la dépression. Il n’est pas impossible que le thème même de la dépression traverse tous les textes. Elle est très clairement chez Jon Fosse. La vie bouffée par la dépression. Dans La Nuit juste avant les forêts, ce n‘est pas pareil, il n’y a pas de dépression, c’est une vie précaire et quelqu’un qui meurt à la fin, mais qui s’accroche jusqu’au dernier moment. Le combat de Pierre Guyotat contre la dépression dans Coma est exemplaire. Je suis toujours incroyablement heureux de le faire et j’ai l’impression de m’autoriser une sorte de renaissance.
Cette cartographie éclatée dessine aussi votre territoire ?
C’est possible. C’est une chose à laquelle je n’ai pas réfléchi. Ça serait d’ailleurs terrible si on théorisait. Le but de cette programmation était de me laisser aller, de partir dans toutes les directions, il s’agit simplement d’associer des idées, de voir les arborescences que ça provoque. Et puis, on est aussi dépendant des envies et des possibilités des autres. J’imagine que ça dessinera quelque chose de mon territoire, mais je n’ai même pas envie de savoir quoi. Je ne passe pas mon temps à faire de l’introspection. Ce qui me motive est beaucoup plus de l’ordre du plaisir, du désir d’apprendre et de découvrir les autres, de l’envie de lire et donner à entendre de nouveaux textes.
Comment se répartit le travail sur le mouvement, les corps, entre vous et le chorégraphe Thierry Thieû Niang ?
Le travail ne se distribue pas entre nous comme on pourrait le penser. Il n’est pas spécialiste des mouvements et je ne suis pas spécialiste de la parole. il a autant de choses à dire que moi et il a une science du corps que je n’ai pas, évidemment, encore que je sache où mettre en place les gens dans l’espace. On se raconte mutuellement l’histoire. Avec ses moyens et les miens, on est dans l’échange. C’est quelque chose de rarissime et qui est nouveau pour moi. On se passe le bébé si je puis dire.
Vous avez programmé de la danse, êtes-vous un spectateur de danse ?
Depuis que je connais Thierry, un petit peu plus. Mais je connais mal. La vérité, c’est que j’ai du mal à aller aux spectacles. En fait, c’est ça le vrai problème. Je suis un très mauvais spectateur de théâtre, parce que je sais comment les choses sont fabriquées. Je ne suis pas un spectateur très patient. Je m’ennuie régulièrement. Par contre, dans tout ce que j’ai pu voir en danse, il y a une vitalité que le théâtre n’a plus en France. La danse s’est transformée formidablement et de plus en plus de chorégraphes sont travaillés par la question de la narration. Il y a une force de la danse, car ce sont des gens qui travaillent. Le régime auquel sont soumis les danseurs, de répéter, s’échauffer et danser le soir, on ne le connaît pas au théâtre.
{"type":"Banniere-Basse"}