Pour sa première création sur la scène de la Comédie-Française, Lorraine de Sagazan fait des étincelles en franchissant l’interdit de préférer les corps aux mots.
Avec Le Silence, la metteuse en scène Lorraine de Sagazan se propose de rendre hommage à l’œuvre de Michelangelo Antonioni en se référant à ses chefs-d’œuvre. Du Cri (1957) à L’Avventura (1960) en passant par La Nuit (1961) et L’Éclipse (1962), la filmographie du réalisateur italien devient source d’inspiration et, dans cette Mecque du texte qu’est la Maison Molière, un prétexte pour reconsidérer notre rapport au silence si cher au cinéaste.
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“C’est en prenant un risque que je voulais venir à la Comédie-Française, précise Lorraine de Sagazan. Pour moi, le théâtre doit dépasser son propre concept et dans cet au-delà, il est nécessaire de traquer les expériences inédites et de s’amuser à l’irrévérence. Chez Antonioni, les moments de repos sont les moments où les interprètes parlent. Ce sont les silences qui travaillent. Et c’est cet effort que j’ai choisi d’explorer en proposant un spectacle où la parole est partout, mais tue.” Associée à l’auteur Guillaume Poix, Lorraine de Sagazan se lance dans une recherche qui va au-delà des films, pour se plonger dans les écrits du réalisateur. Guillaume Poix confie : “Nous avons découvert un synopsis jamais tourné intitulé Le Silence et dans lequel Antonioni détaille, en quelques lignes, l’idée d’un film qui raconterait l’histoire ‘de deux époux qui n’ont plus rien à se dire’. Le silence entre ces deux êtres constituant la matière même de la fiction.”
Improvisations
Cette découverte confirmant la justesse de l’intuition du départ, il restait à l’auteur et à la metteuse en scène de nourrir avec des mots une situation originale qui met en jeu cinq interprètes pour créer un background mental à leur parole silencieuse. Le spectacle se construit alors à partir des improvisations de la petite troupe à laquelle se joint le chien Miki, une bande des cinq à l’exceptionnel talent réunissant Julie Sicard, Stéphane Varupenne, Marina Hands, Noam Morgensztern et Baptiste Chabauty.
Puisqu’il s’agit de faire place à des sentiments propres à l’intime secrètement vécus par chacun·e des interprètes, la scénographie d’Anouk Maugein opte pour le dispositif de deux gradins se faisant face. Tout en multipliant les vues sur le décor, c’est aussi une façon de partager avec le public le sentiment d’être là par effraction au plus près du salon d’un appartement en désordre où l’action se déroule.
En apnée
Comme spectateur·ice, l’expérience a des allures de parcours en apnée qui nous force à développer des scénarios hypothétiques qui vont se confirmer où s’effondrer au cours du spectacle. Une chose est sûre, on associe vite cette absence d’oralité à l’avènement d’une catastrophe émotionnelle qui touche au plus profond les protagonistes. Reste à s’accrocher au fil ténu de nos propres bouleversements face au jeu d’actrices et d’acteurs qui disent tant, en ne lâchant rien. Au final chacun·e aura sa propre idée des événements dont il ou elle a été le témoin. Longtemps après notre sortie du théâtre, on demeure hanté par ces présences hypnotiques. La réussite du spectacle s’articule avec brio à travers ce passage de relais qui nous incombe.
Avec cette pièce qui assume de confier au public une forme de director’s cut, Lorraine de Sagazan réussit son captivant pari de faire de nous des complices et des partenaires aussi actif·ves que profondément reconnaissant·es.
Le Silence, texte de Guillaume Poix, mise en scène Lorraine de Sagazan. Avec Julie Sicard, Stéphane Varupenne, Marina Hands, Noam Morgensztern, Baptiste Chabauty. Jusqu’au 10 mars, Théâtre du Vieux-Colombier, Paris.
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