En format clip ultra-court, Martine Syms explore la représentation de la « blackness » dans la culture visuelle. Ici et maintenant, sans viser le Louvre (coucou Beyoncé et Jay-Z), ni fantasmer le turfu (hello l’Afrofuturisme). Rencontre.
Non, Martine Syms n’a pas vu le clip d’Apes**t, le dernier single de Beyoncé et Jay-Z. La question ne manque pas de surgir à l’issue de la projection de films qu’elle organise dans l’amphithéâtre des Beaux-Arts de Paris. Nous sommes quelques jours après la sortie dudit clip dont la déferlante médiatique n’aura épargné aucun humain ; à quelques encablures également du Louvre, décor de cet exercice de mégalomanie labellisé patrimoine. Martine Syms ne s’intéresse pas particulièrement à Beyoncé et a priori, rien ne justifierait non plus qu’elle ait un quelconque avis sur la question.
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Martine Syms est américaine, et elle est artiste. Elle utilise la vidéo, tournée ou trouvée, de préférence en format court, pour explorer la représentation des corps noirs dans la culture visuelle contemporaine. Le parallèle s’arrête là, mais les préjugés ont la peau dure. Qui dit « blackness« , devrait forcément dire essence, atemporalité, communauté. Or ce qu’incarne Martine Syms, elle et une poignée d’autres artistes dont elle est proche, c’est précisément une nouvelle manière de concevoir cette « blackness« . De l’imaginer à travers les images de Monsieur et Madame Tout-le-Monde et non pas seulement celles de Monsieur et Madame Carter – le nom civil et nouveau nom de scène de Beyoncé et Jay Z.
Younger than Youtube
Née à en 1988, Martine Syms ne rêve pas des ors du Louvre. Pour elle qui a grandi le doigt sur le déclencheur d’un Lomo et les mains sur un clavier d’ordinateur, pas besoin d’aller chercher la validation d’une culture exogène. « Mon père possédait toute sorte d’anciens appareils photos. Depuis que je suis toute petite, je me suis toujours amusée avec, en essayant d’élaborer des scénarios à travers les photos que je prenais. Ce qui m’intéressait, c’était l’aspect ancien, daté, qui fournissait le point de départ de récits situés dans d’autres époques. Et en même temps, j’ai grandi avec internet et dès 10 ou 11 ans, je savais coder et construire des sites web. J’avais un blog, j’étais sur LiveJournal, qui était une forme de communauté anticipant les réseaux sociaux« . Génération blog oblige, Martine Syms s’éveille donc à l’identité en façonnant la sienne ; en envisageant d’emblée son existence comme la diffraction d’une pluralité de personnages possibles.
C’est en étudiant à la prestigieuse School of Art Institute de Chicago qu’elle découvre la vidéo. Son diplôme, elle le décroche. Mais de justesse. En 2007, les courts formats vidéo pour lesquels elle se passionne et dont elle fera la matière de son diplôme se heurtent à l’incompréhension. 2007, c’est deux ans à peine après la création de Youtube, trois avant le lancement d’Instagram. « Mes professeurs étaient encore dans une culture de cinéma expérimental. Pour eux, mes vidéos n’allaient jamais pouvoir être montrées, encore moins conservées« , se souvient l’artiste qui vient de passer un mois à Paris, invitée en résidence par la Fondation Kadist. Après son diplôme, elle change de tactique, se lance quelques années dans la performance. « J’ai réalisé que je les construisais mes performances exactement comme je l’aurais fait d’un film, en photographiant chaque instant. J’y suis donc revenue pour de bon. » Dix ans plus tard, Martine Syms n’a pas encore trente ans mais s’est déjà payé les cimaises du MoMA.
Alors oui, le MoMA ça en impose. Mais s’y arrêter serait reconduire ce fâcheux « effet Louvre » qui justement doit nous pousser vers l’exploration du phénomène inverse : la libre définition de soi et par extension de son cercle proche, de sa communauté – le mot est lâché. Le parcours de Martine Syms découle précisément d’une tout autre méthodologie de travail que la mise en orbite par des directeurs, curateurs et critiques dans la place venus à la pêche aux talents à la sortie de l’école. Dès son diplôme en poche, elle dirige pendant quatre ans le project-space Golden Age à Chicago. Centré sur l’édition, ce premier projet lui mettra le pied à l’étrier et évoluera jusqu’à aboutir sur la maison d’édition Dominica Publishing qu’elle dirige actuellement. Y sont publiés à la fois ses propres livres, (auto)fictions, manifestes, essais de culture visuelle, ainsi que ceux de ses amis et alliés – dont deux des meilleures artistes du moment, Diamond Stingily et Hannah Black, elles-aussi occupées à penser une autre « blackness« .
Les millenials qui écrivent sont dangereux
Clairement, les millenials qui écrivent sont dangereux. Martine Syms, qui au passage préfère se dire « entrepreneur conceptuelle » qu’artiste, passe sans heurts de Youtube à l’écriture et inversement. La télévision, elle a grandi avec, et ses premières œuvres consisteront justement à hacker le langage télévisé. C’est alors naturellement qu’elle vient à l’écriture, qu’elle aime fictionnelle contrairement à la poète Diamond Stingily ou à la férue de cut-up burroughsien Hannah Black. Ecrire, c’est certes écrire des scripts pour des films, des vidéos ou des clips, mais c’est tout autant prolonger l’approche du codage informatique. C’est aussi et surtout se détacher du lien à l’institution en inventant une forme de dématérialisation qui n’ait pas besoin de la validation des cartels ni de la bénédiction de l’histoire de l’art. Comme la vidéo format clip, l’écriture circule désormais par ses propres circuits, en auto-édition et -diffusion.
« La tradition, c’est ce que tu prends mais aussi ce que tu produis« , lit-on sur le site des éditions Dominica. Martine Syms est également l’auteur d’un manifeste intitulé The Mundane Afrofuturist Manifesto (que l’on pourrait traduire par « le manifeste bassement matériel de l’Afrofuturisme »). A la fois « énervée et blasée » par la déferlante de l’afro-futurisme, elle rappelle par quelques phrases lapidaires que les fantasmes d’évasion dans l’espace ou le cyberespace oublient en route que la nature humaine, fondamentalement inégalitaire, sera forcément embarquée dans le vaisseau elle-aussi. S’inventer une généalogie mythique à grands coups de références à Wu Tang et Sun Ra n’est qu’un escapisme, cachant la misère et les impasses du présent bien réel dans lequel nous sommes jusqu’à nouvel ordre inextricablement empêtrés. « Post-black est un terme inapproprié. Post-colonialisme tout autant« , écrit-elle alors.
« Le manifeste ne dit pas qu’il n’y a pas de futur mais enjoint de se concentrer d’abord sur ce qu’il se passe sur terre« , précise Martine Syms « J’ai transposé à l’Afrofuturisme le Mundane Manifesto de l’auteur de science-fiction Geoff Ryman. Celui-ci dénonçait les voyages dans l’espace pour des raisons écologiques, tandis que je me situe davantage du côté des techno-utopies« . Plutôt que de se rêver au Louvre ou dans l’espace, Martine Syms s’intéresse à la manière dont la technologie influence le quotidien de l’usager lamba. Elle enchaîne : « Ce que prédisait la science-fiction s’est en grande partie réalisé, mais seulement pour la frange la plus aisée de la population« . En cela, Martine Syms adresse l’un des grands angles morts des politiques de l’identité : l’intersection des catégories de race et de classe. A l’intérieur même de la communauté afro-américaine, tous sont loin d’être égaux et dans l’Amérique de Trump, doublement ségrégante par la race et la classe, les inégalités tendraient à se creuser encore plus.
30 secondes valent mieux qu’un long discours
Que produit-elle alors, Martine Syms ? De l’infiltration. Du bruit blanc. De la perturbation sur les ondes. Ca glisse et bruisse, fait glousser et douter. A Paris, Martine Syms vient d’achever le projet au long cours Lessons. Un long poème aléatoire composé de plusieurs centaines de pastilles vidéo de trente secondes chacune. La matière ? Glanée par celle qui se dit fascinée par les scories du web, ces archives anonymes, vidéos d’amateur, publicités ou séries B qui disent une culture bien mieux que sa mise en scène patiemment méditée par la haute culture. Tournée aussi, avec une patte inimitable que l’on pourrait, hackant Baudelaire, qualifier de « drôles-bizarres » en lieu et place de son « beau bizarre » bien plus classique.
La mixture captive, et c’est fait pour. En l’avalant goulument, on ne sent pas passer l’aiguillon de la critique sociale. Ce n’est que plus tard qu’il se rappelle à nous, et incite à réfléchir à la représentation des corps noirs dans le panorama visuel de la vie de tous les jours. A l’origine, Lessons transpose et amplifie les cinq leçons sur la tradition radicale afro-américaine écrites par le poète Kevin Young. Aux Beaux-Arts également, pour la projection organisée par le collectif Caro Sposo, Martine Syms a choisi de montrer uniquement des films en format court et tous à la suite les uns des autres – cinq minutes grand max. Ses spots de 30 secondes, intercalés entre d’autres vidéoclips d’artistes contemporains (Wu Tsang, Hannah Black, Sondra Perry, Diamond Stingily) et plus anciennes (Ed Owens ou Ximena Cuevas).
Il y a peu, la revue Mousse avait la riche idée de faire dialoguer Sondra Perry et Arthur Jafa, deux artistes afro-américains de générations différentes mais travaillant tous deux et avec une maestria rarement égalée sur la représentation du corps noirs à l’image. Chacun soulignait alors combien la réappropriation de la technologie, celle que chacun utilise au quotidien, représentait le premier pas, le plus urgent aussi, vers une égalité pas forcément utopique si tant est que l’on ne s’obstine pas à la projeter comme telle. Arthur Jafa, lui-aussi adepte du found footage et clippeur pour Kane West à ses heures, remarquait alors : « Les dernières vingt, trente années de l’histoire du hip hop ont été faites par des afro-américains avec des sampleurs et des machines dans les mains. Pourquoi est-ce que nous ne sommes pas encore perçus comme une communauté à l’aise avec la technologie ?« . Arthur Jafa a 57. Toujours aussi incisif, il a désormais été entendu. Et rejoint : par Martine Syms et sa bande élective, bien décidés à changer les choses depuis l’ici et maintenant du cyberprésent.
Les vidéos de Martine Syms sont sur internet et ses livres aussi.
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