L’œuvre de l’artiste Ellsworth Kelly, centrale dans l’histoire de l’abstraction américaine, s’expose dans une monumentale exposition à la Fondation Louis Vuitton. Un enchantement visuel.
Un enchantement visuel. Extase sensorielle, expérience intérieure : il manque sûrement des mots plus justes et plus simples pour dire l’intensité émotionnelle suscitée par la contemplation de l’œuvre de l’artiste américain Ellsworth Kelly (1923-2015), dont la Fondation Vuitton retrace le travail dans une exposition, Ellsworth Kelly. Formes et couleurs, 1949-2015.
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Un hommage collectif
Montée à l’occasion du centenaire de sa naissance, avec le Glenstone Museum (Potomac, Maryland) et le Ellsworth Kelly Studio, bénéficiant de prêts d’institutions internationales (Art Institute of Chicago, Kröller-Müller Museum, Museum of Modern Art, San Francisco Museum of Modern Art, Tate, Whitney Museum) et de collections privées, l’exposition regroupe plus d’une centaine de pièces, peintures, sculptures, dessins, photographies et collages.
Parmi lesquelles des chefs-d’œuvre de l’histoire de l’abstraction américaine, comme Yellow Curve (1990), peinture au sol à grande échelle que Kelly avait créée pour une exposition en Allemagne, et que la Fondation Vuitton réactive ici dans un espace à sa mesure, où la peinture jaune au sol est éclairée par la lumière zénithale naturelle.
Une œuvre devant laquelle le visiteur se recueille, saisi par la beauté d’une expérience visuelle qui déborde le cadre de la peinture pour la conduire vers une épreuve cosmique digne d’une installation de James Turrell. Le regard se confond ici avec le temps, oubliant tout le reste, se réjouissant que rien ne se passe en-dehors de la plénitude d’un moment offert par la lumière du ciel et de la terre réunis. Un sourire jaune.
Légèreté et profondeur
Comme le souligne Suzanne Pagé, commissaire générale de l’exposition, avec Emily Wei Rales, Nora Severson Cafritz, Yuri Stone et Olivier Michelon, Ellsworth Kelly a développé durant toute sa vie “un vocabulaire de formes et de couleurs caractérisé par la réduction plutôt que par l’expression gestuelle”. Cette réduction du geste pictural et sculptural, incarné dans des surfaces uniformément peintes, renvoie selon l’historien de l’art Jean-Pierre Criqui au néologisme “Lessness” qu’avait créé l’écrivain Samuel Beckett, suggérant “une essence soustractive”.
Être saisi·e par l’œuvre de Kelly aujourd’hui procède peut-être en partie de l’invitation à regarder des formes nues contrastant avec la frénésie de signes visuels saturés qui nous entourent quotidiennement. On peut ainsi considérer toute l’entreprise artistique de Kelly, selon Jean-Pierre Criqui, “comme une lutte acharnée contre ce malaise qui naît de la prolifération des images, de leur indétermination insensée, de leur absence de nécessité”.
Et le critique de préciser : “Parce qu’il est avant tout soucieux de ce que l’on pourrait appeler leur ‘poids optique’, les œuvres de Kelly tendent à la plus grande exactitude possible – la plus juste – dans la mise au point de l’équation forme/couleur/masse qui les justifie.”
La stricte liberté
Tout le parcours de l’exposition, répartie sur les deux étages de la fondation, tend à illustrer la parfaite justesse de cette équation si singulière dans l’histoire de l’abstraction américaine, en retraçant de manière chronologique son parcours depuis la fin des années 1940, inauguré notamment avec son célèbre tableau-objet Window, Museum of Modern Art, Paris (1949), transcription de la fenêtre du Palais de Tokyo, alors musée national d’Art moderne.
C’est à ce moment-là que Kelly décida d’échapper aux conventions de la peinture pour créer des tableaux-objets jusqu’à sa mort, à l’âge de 92 ans. Dès les années 1950, Kelly veut dépasser le format habituel du tableau, estimant que l’expérience de la vision se passe dans l’espace, entre la surface de la peinture et l’œil. L’architecture, l’environnement, le mur, sont des éléments constitutifs de sa peinture. Son polyptyque Color Panels for a Large Wall II (1978), ou encore les formats de Spectrum IX (2014) ou White Form (2012), en témoignent avec éclat.
Tout au long du parcours, où l’on respire comme l’on voit, en suspension, calmement, son geste illuminé se déploie à travers un éloge de la couleur, à l’image de ses sublimes Sanary, Méditerranée, Train Landscape (et ses trois bandes horizontales) ; une attraction perceptible dès son premier monochrome, Tableau vert (1952) réalisé en France, après une journée passée dans la maison de Claude Monet à Giverny, dont il retient “juste les herbes sous l’eau” du fameux étang.
De salle en salle, jusqu’aux quatre œuvres de la collection de la Fondation Vuitton – Blue Diagonal (2008), formée de deux toiles sur châssis superposées ; Red Curve in Relief (2009) ; Concorde Relief (2009), Green Relief (2009) -, l’exposition célèbre une œuvre d’une liberté folle, d’apparence stricte dans les lignes choisies, mais qui ne découlent pas, selon Suzanne Pagé, “d’un système ou de l’application d’une règle”, mais résultent au contraire “d’une quête visuelle où formes et couleurs s’accordent avec hédonisme”. Son ensemble moins connu de cartes postales, conçues comme des collages quasi-surréalistes, donne aussi la mesure de son processus créatif indexé à une fantaisie pop, au-delà de sa dimension plus conceptuelle.
L’heureuse simplicité
Kelly disait vouloir “aplanir” des formes qu’il observait dans son environnement, avec des lignes simplifiées, sans profondeur. Il n’essayait pas de créer une image de quelque chose ; “j’essayais de libérer la forme de sa dépendance vis-à-vis du fond, de lui permettre de trouver son propre espace”, disait-il.
C’est bien cette libération de la forme, cette “éthique de l’engagement délibéré” dans le regard, comme l’écrit l’historienne de l’art Suzanne Hudson dans le catalogue, qui vibrent de bout en bout dans cette exposition sur Ellsworth Kelly, dont le critique Yves-Alain Bois disait qu’il était “le dernier moderniste heureux”. Un artiste simplement majeur qui rend le spectateur simplement heureux.
Ellsworth Kelly. Formes et couleurs, 1949-2015. À la Fondation Louis Vuitton, du 4 mai au 9 septembre 2024.
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