En donnant une unité à deux tragédies d’Euripide, le Belge met en scène les retrouvailles d’un frère et d’une sœur assoiffé.e.s de vengeance – un cheminement vers un engagement extrême aux résonances tristement actuelles.
On a souvent comparé la Comédie-Française à une ruche et l’on ne saurait mieux décrire l’activité débordante qui règne dans la salle Richelieu, à trois jours de la première d’Electre/Oreste d’Euripide dans la mise en scène d’Ivo van Hove. Le parterre occupé par les grandes tables et les consoles de la technique nous étant fermé, c’est du balcon qu’on découvre le plateau.
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Une vaste étendue de terre et de flaques noirâtres s’y déploie, pareille à une scène d’apocalypse, où les comédiens maculés de boue ne font plus qu’un avec le paysage. Centre de gravité de la scénographie, un petit blockhaus aux angles adoucis fait figure de palais et aspire comme un trou noir les violences criminelles perpétrées par un frère et une sœur assoiffé.e.s de vengeance.
Le travail fusionnel du metteur en scène et du chorégraphe
Au lointain, les gamelles cuivrées des percussions sont placées sur deux estrades à cour et à jardin.
Travaillant de concert, presque fusionnels, Ivo van Hove et le chorégraphe Wim Vandekeybus se relaient en fonction des situations pour régler la justesse d’un déplacement, le tempo d’une réplique, corriger une posture ou retravailler l’enchaînement d’un rituel dansé.
A contrario du chaos ambiant, on s’amuse du petit cérémonial accompagnant chacune de leurs entrées et sorties du plateau, quand ils brossent consciencieusement les semelles de leurs sneakers sur des paillassons.
Jouer dans le froid et la boue
“Dès les premiers jours de répétition, nous avons travaillé sur une scène couverte de terre détrempée et en costumes, nous confie Ivo van Hove. Aujourd’hui, les acteurs et les actrices y ont trouvé leurs marques et se sont habitués au froid et à la boue qui salit les corps et colle aux vêtements. Le rituel a une place très importante dans la tragédie grecque :
mettre en place un théâtre qui s’articule avec la danse permet d’exprimer une forme d’irrationnel dans les comportements, qui repousse peu à peu le réel dans le hors-champ de la représentation. Wim Vandekeybus produit une danse ancrée dans le sol, et c’est ce qui m’a poussé à lui confier la chorégraphie du spectacle.”
L’action se situe quinze ans après l’assassinat du roi Agamemnon, et ses enfants sont des bannis. Mariée avec un laboureur, Electre vit dans le dénuement sur un misérable lopin de terre. Elle a toutes les raisons de se sentir humiliée.
“J’ai souhaité mettre en place le décor unique de cette terre en friche, comme la représentation métaphorique du chaos qui règne dans leurs esprits”
De son côté, Oreste a été élevé dans le luxe d’un palais et a fait des études ; pourtant, lui aussi exprime le même ressentiment. “Ce n’est donc pas une question de richesse ou de pauvreté qui les pousse à se radicaliser, constate Ivo van Hove. C’est pourquoi j’ai souhaité mettre en place le décor unique de cette terre en friche, comme une matrice originelle et la représentation métaphorique du chaos qui règne dans leurs esprits.”
Après le succès des Damnés (d’après le scénario du film de Luchino Visconti), sa première mise en scène avec la troupe de la Comédie-Française créée au festival d’Avignon en 2016 et reprise ensuite au Français, Ivo van Hove prolonge sa réflexion sur le phénomène de la radicalisation de la jeunesse en réunissant deux tragédies d’Euripide, Electre et Oreste.
https://www.youtube.com/watch?v=eJAXb8nZ2PA
Les mêmes chemins empruntés par les jeunes gens d’aujourd’hui
“A Avignon, le soir de l’attentat de Nice et les jours suivants, je me souviens que notre unanimité à choisir de jouer m’avait bouleversé.
Sans prétendre faire de cette nouvelle création une suite, quand j’ai relu ces deux pièces d’Euripide que j’avais le projet de réunir depuis quelques années, j’ai eu un choc en m’apercevant qu’elles déclinent avec beaucoup de détails le processus de radicalisation qui transforme en assassins un frère et une sœur, auxquels se joint leur ami Pylade.
Ce sont ces mêmes chemins qu’empruntent les jeunes gens d’aujourd’hui lorsqu’ils se radicalisent en se choisissant une nouvelle famille et qu’ils décident de ne plus reconnaître les lois de la société. De nos jours, beaucoup se sentent maltraités par la société, leurs leaders politiques ou leur entourage. Ainsi, il me semble que la pièce questionne profondément une situation actuelle.”
Electre/Oreste d’Euripide, mise en scène Ivo van Hove. Jusqu’au 3 juillet à la Comédie-Française, salle Richelieu, Paris Ier. Le 23 mai, diffusion en direct dans les cinémas Pathé. Les 26 et 27 juillet, théâtre antique d’Epidaure, Grèce
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