« Einstein on the Beach » est de retour à Paris. Cet opéra visionnaire et prophétique, créé à Avignon en 1976 par Bob Wilson, sur un musique de Philip Glass reste d’une actualité troublante. Un événement à ne pas manquer.
« Rien n’a changé mais maintenant nos yeux et nos oreilles sont prêts à voir et à entendre. » Robert Wilson se réfère volontiers à cette citation de John Cage pour évoquer son travail. Rien n’a changé. Avec les années, la remarque prend une certaine saveur. Surtout aujourd’hui où l’on reprend Einstein on the Beach, une des créations emblématiques du tandem Robert Wilson-Philip Glass, trente-six ans après sa création en 1976 au Festival d’Avignon. Qui oserait affirmer sans rire que le monde n’a pas changé depuis 1976 ? Le premier à s’en amuser est Philip Glass qui rappelle qu’à l’origine, l’œuvre a failli s’intituler Einstein on the Beach on Wall Street.
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« Ce qui, depuis la crise des subprimes et la révélation des excès du monde de la finance, avec au passage la chute de Lehman Brothers, est tout de même assez drôle. »
Philip Glas rencontre Robert Wilson pour la première fois en 1973. “Je ne connaissais pas du tout son travail jusqu’au jour où je suis allé voir The Life and Times of Joseph Stalin. Le spectacle commençait à sept heures du soir et se terminait douze heures plus tard avec le lever du soleil. Aucune musique, tout se déroulait en silence. Au petit matin, le public était très clairsemé. Du coup, Bob nous a reçus chez lui après la représentation. C’est là que nous avons commencé à nous parler de façon régulière jusqu’à ce qu’en 1974 nous décidions de faire quelque chose ensemble.”
New York, à l’époque, connaît un bouillonnement artistique exceptionnel. Théâtre, danse, performances se multiplient sans que quiconque se soucie vraiment des conditions techniques. Les artistes ne cessent de se croiser et d’échanger leurs idées. “Il existait une sorte de downtown community, se souvient la danseuse et chorégraphe Lucinda Childs. J’étais moi-même en contact avec beaucoup d’autres artistes, comme Yvonne Rainer ou Robert Rauschenberg. On expérimentait ensemble. Tout le monde connaissait tout le monde. On était là les uns pour les autres, pas comme aujourd’hui où l’on se sent bien davantage dans la rivalité ou la compétition.”
Quand Bob Wilson lui propose de participer à Einstein on the Beach, Lucinda Childs n’hésite pas une seconde. “J’avais vu A Letter for Queen Victoria, une création qui ne ressemblait à rien de ce que je connaissais. Quand Bob Wilson m’a demandé de travailler avec lui, j’ignorais s’il s’agissait de danser ou de jouer. Il n’avait pas précisé ce qu’il voulait de moi. Mais ça m’était égal : je voulais absolument participer à cette production. De toute façon, à cette époque, nous étions tous, avant tout, des performeurs.”
Ce contexte de grande liberté créatrice, d’expérimentation, est essentiel dans la conception d’Einstein on the Beach, dont l’aspect formel élaboré à partir de données abstraites ne ressemble à rien de connu. Y participe même un enfant autiste de 14 ans, Christopher Knowles, protégé de Robert Wilson qui lui a confié une partie du texte. Thérapeute dans un centre pour handicapés à l’époque où il suivait ses études d’art et d’architecture, le metteur en scène a développé un talent particulier pour communiquer avec des enfants en difficulté. En 1971, Le Regard du sourd (Deafman Glance, en VO), création qui a beaucoup fait pour sa renommée – notamment en France où Louis Aragon saluera le spectacle dans sa célèbre lettre ouverte à André Breton –, s’articulait autour d’un jeune sourd-muet afroaméricain, Raymond Andrews.
Quelques années plus tard, Einstein on the Beach confirmera la radicale nouveauté d’une démarche artistique unique. Curieusement, quand il décrit la genèse de l’oeuvre, Robert Wilson insiste sur sa dimension classique et, à ses yeux, pas si radicale, oubliant presque qu’elle fut reçue comme un ovni par le public.
“Il s’agit avant tout d’un thème et de variations. Donc, rien de nouveau. Simplement, il n’y a pas de récit. Or les gens ont l’habitude que, sur scène, on leur raconte une histoire. Tout s’organise autour d’une construction impliquant le temps et l’espace et le rapport thème-variations.”
Pour mieux se faire comprendre, il saisit une feuille de papier où il note des séries de chiffres et de lettres qui correspondent à la structure formelle du spectacle. Le dessin d’un genou représente les intermèdes musicaux entre chaque acte, désignés sous l’étrange appellation de Knee Plays qui renvoie à l’articulation de la jambe. La feuille se couvre peu à peu de schémas, de croquis. Un bouton de fleur en train de s’ouvrir illustre les différentes durées utilisées dans le spectacle.
“Voilà comment a été construit Einstein on the Beach, explique Bob Wilson. Toutes mes œuvres ont une structure formelle. Quand j’ai rencontré Phil Glass, je lui ai demandé comment il composait sa musique. En l’écoutant, j’ai compris qu’il agissait exactement comme moi dans mes spectacles. Quand j’ai mis au point cette structure sur le papier, nous sommes tout de suite tombés d’accord. Phil et moi partageons une même façon de ressentir le temps. En revanche, quand je travaille avec quelqu’un comme Tom Waits, par exemple, je sais que nos deux personnalités sont très différentes. Ça aussi, ça m’intéresse. Tom est un romantique, moi je suis plus classique.”
Einstein on the Beach se déploie dans la durée autour de trois éléments récurrents – un train, un lit face à un tribunal et un vaisseau spatial – vus sous différentes perspectives qui correspondent aux canons de la peinture classique : le portrait (vision de près), la nature morte (vision moyenne) et le paysage (vision lointaine). Le rythme extrêmement ralenti, combiné avec les mouvements des danseurs et la musique de Philip Glass, contribue à créer une sensation hypnotique.
Le spectacle dure cinq heures sans entracte mais, comme dans le théâtre nô, le public reste libre de sortir et de revenir à sa guise. Plus peut-être que dans n’importe quelle autre création de Wilson, on sent à quel point Einstein on the Beach est un travail sur la perception. Ce qui explique sans doute pourquoi, contrairement à d’autres, on rejoue régulièrement cette oeuvre. Celle-ci, qui combine de façon aussi subtile les rapports entre temps et espace, ne gagne-t-elle pas à vivre aussi dans le temps ?
“Relativement peu de gens l’ont vue à l’époque de sa création, remarque Philip Glass. Et il n’y a pas eu de captation visuelle.” D’où les reprises du spectacle en 1984 et 1992, et enfin aujourd’hui. “Le public a changé, donc l’œuvre sera forcément perçue de façon différente, analyse Wilson. Le public d’aujourd’hui a une expérience beaucoup plus grande de l’informatique et de l’électronique. La musique électronique est partout. La génération actuelle se sent probablement plus proche de la façon de penser à l’oeuvre dans Einstein on the Beach que ne l’était le public à sa création.”
Ce qui nous renvoie à la remarque de John Cage : c’est d’abord le regard et, plus généralement, notre perception qui changent. On pense aussi à la célèbre remarque de Marcel Duchamp : c’est le regard qui fait l’oeuvre. “John Cage conserve une très grande influence, confirme Wilson. Si je n’avais pas lu son livre, Silence, je n’aurais jamais réalisé tout ce que j’ai fait. Il fut aussi important pour moi que Merce Cunningham ou George Balanchine. J’insiste beaucoup sur le fait que ce que nous voyons est aussi important que ce que nous entendons. Dans un spectacle, le texte, la musique, les gestes des acteurs ou des danseurs, la lumière, le décor, tout existe indépendamment ; mais c’est la combinaison de l’ensemble qui fait l’oeuvre. Quand il travaillait avec Merce Cunningham, John Cage apportait la musique le soir de la première. C’est par hasard que la relation se créait entre ce que l’on voyait et ce que l’on entendait. En revanche, je construis sciemment mon travail. Chaque élément reste indépendant mais je n’abandonne pas leur relation au hasard. Il s’agit d’obtenir une tension.”
Il est curieux de voir comment la figure d’Einstein se dilue dans l’œuvre. Mais en traduisant à sa manière la courbure de l’espace-temps, le spectacle se propose comme une méditation au sens large sur la modernité. Ce qu’analyse très justement Philip Glass : “Le spectacle commence avec un train du XIXe siècle et s’achève sur une explosion atomique avec un vaisseau spatial du XXe siècle. S’il fallait imaginer un symbole pour le XXIe siècle, ce serait évidemment internet. Mais il est certain que le plus important pour Bob est que la bombe atomique représente l’entrée définitive dans le monde moderne. Et là, on est obligés d’être d’accord.”
Einstein on the Beach mise en scène Bob Wilson, musique Philip Glass, chorégraphie Lucinda Childs, textes de Christopher Knowles, Samuel L. Johnson et Lucinda Childs. Du 7 au 12 janvier au Théâtre du Châtelet, dans le cadre du Festival d’Automne. A lire Robert Wilson, sous la direction de Margery Arent Safir (Flammarion)
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