Où le photographe allemand fait dialoguer ses clichés avec des images d’archives retravaillées, pour mieux interroger les fantômes d’une Allemagne longtemps divisée, puis réunifiée.
Nous évoquions le mois dernier la possibilité et, surtout, la nécessité d’une photographie politique à travers le travail des photographes de manifestations et la diffusion de leurs images quasiment en temps réel. Aujourd’hui, nous voilà à l’autre bout du spectre. Y sont entrelacés le politique et l’image avec l’un des livres les plus complexes, mais aussi l’un des plus subtils jamais publiés. Un classique, paru une première fois en 1996, devenu lentement introuvable, sinon à des prix frôlant l’absurdité.
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Le voilà enfin réédité à l’identique, ce livre d’artiste dans lequel rien n’est simple, mais où tout sonne juste. Si vous possédez la version allemande, il s’appelle Ein-Heit. Il en existe aussi une version anglaise qui s’écrit U-NI-TY. Dans les deux cas, un titre faisant état d’une fusion, mais marquée d’une division dans la façon de l’écrire. Une unité qu’il a fallu bâtir, repenser. Articuler. Syllabe par syllabe.
On oublie toujours que celui qui fait figure aujourd’hui de penseur méthodique a d’abord été policier
À Berlin-Ouest
Cette unité, cette Einheit, c’est celle de l’Allemagne réunifiée, ou comme l’appellent les textes de loi germanique, Herstellung der Einheit Deutschlands. Soit un processus entamé au soir du 3 octobre 1990 (le drapeau de l’Allemagne réunifiée est alors hissé pour la première fois devant le Reichstag) et prenant sa puissance symbolique avec la chute du mur de Berlin, séparant la RFA de la RDA, le 9 novembre 1989.
Le pays avait été maintenu coupé en deux par les tensions de la Guerre froide depuis la nuit du 12 août 1961. Comment raconter sous la forme d’un livre de photographies la coupure, la séparation et sa cicatrisation soudaine, et en quoi cette dernière est à la fois nécessaire, évidente (c’est le même pays qu’il faut recoller) et potentiellement difficile (durant vingt-huit ans, ce furent deux conceptions du monde qui se sont opposées au quotidien) ? C’est ce à quoi s’est attelé Michael Schmidt.
Schmidt a sans doute été le grand photographe de l’après-guerre (en 2021, le Jeu de Paume, à Paris, lui consacrait une large exposition). Rien ne l’y prédestinait. On oublie toujours que celui qui fait figure aujourd’hui de penseur méthodique, auteur d’une photographie implacable, qui impose la fermeté de son regard par ses silences, a d’abord été policier à Berlin-Ouest. Il s’est formé à la photographie en autodidacte et a quitté les forces de l’ordre vers 28 ans, en 1973. Kreuzberg est alors devenu son terrain de jeu. Mais à sa façon : jamais totalement directe.
Le pixel, le point, la trame, le tissage
Schmidt ne se repose pas sur des effets de séduction – l’impact, la force de frappe de l’image, n’est pas son arme. Une image chez lui est toujours appelée à être mise en confrontation avec une autre pour que s’y révèle son sens obtus. Il faudra, pour la voir, l’entendre, apprendre à être patient·e.
Images qui parlent au mur, qui voudraient seulement qu’on leur réponde
Dans Ein-Heit, il met en présence deux régimes d’images. D’abord des photos de ville ou de visages qu’il a prises tout au long des années 1980, empreintes d’une grande solitude, que l’on sent incomplètes, en attente d’une réponse qui ne peut venir que de l’autre côté du bloc. Images qui parlent au mur, qui voudraient seulement qu’on leur réponde, qu’on les prolonge ou qu’on les conteste. Et en contrepoint, des photos qu’il a amassées dans la presse, et qu’il rephotographie pour en accentuer le pixel, le point, la trame, le tissage.
Chaque page ici forme une natte, une tresse : un fil en dessus, un fil en dessous. Et là alors s’écrit un modèle d’histoire plurielle. Schmidt ne retourne ni l’Allemagne ni la photographie : il les met seulement toutes les deux sur un plan d’égalité. Il donne à voir le sens hanté de chaque image par rapport à l’image qui vient la révéler en s’y frottant. Ce qu’il propose est ni plus ni moins qu’une traversée silencieuse de cinquante ans d’histoire de l’Europe.
Ein-Heit de Michael Schmidt (Verlag der Buchhandlung Walther König), 320 p., 60 €. En librairie.
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