La superbe monographie « Egon Schiele, l’Œuvre peint (1909-1918) », éditée par Tobias Natter et publiée sous la direction de Benedikt Taschen, propose de revenir sur le parcours du peintre à travers une très belle édition de 221 peintures. Aujourd’hui indétrônable, autrefois incendié par la critique, Schiele a toujours été au cœur du scandale. Trop sexuel, trop dénudé ? Un sulfureux parfum post-coïtal flotte sur ses toiles, qui immortalisent un peintre subversif et toujours d’avant-garde.
À rebours des conventions sociales et des tabous, Egon Schiele en a inspiré plus d’un. Icône subversive et rebelle, le peintre viennois était une figure de référence pour un David Bowie en quête d’inspiration ou encore pour Madonna, qui possède toute une collection d’œuvres de Schiele. Anti-héros devenu superstar, l’artiste a fourni une production luxuriante s’étalant sur une courte période de dix ans ; il mourra à vingt-huit ans. Rejeté en son temps et provocant jusqu’au bout des ongles, pas étonnant que le peintre ait inspiré les plus grandes icônes pop de notre ère.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
« J’ai exprimé (…) l’opinion qu’on jetterait des pierres à Schiele (…), jusqu’à ce que ces mêmes pierres servent un jour à lui ériger un monument. » Arthur Roessler, critique d’art et défenseur de Schiele
C’est une canonisation tardive à laquelle a eu droit Schiele : sa peinture était d’une telle violence et d’un érotisme si puissant qu’elle ne pouvait que bousculer les fondations conservatrices de la vieille société viennoise dans laquelle il vivait. On parle à l’époque de « brutalité repoussante » pour désigner ses tableaux. Sa peinture est à l’image de l’artiste tumultueux : ses portraits et ses nus sont ceux de personnages sans repos, les yeux écarquillés dont émane une sensualité tortueuse et torturée.
Sexualité et spiritualité: une quête commune
Puissamment érotiques, ses dessins de jeunes filles ont été l’objet de vives critiques au point que l’artiste se retrouve en prison en 1912, accusé de viol et de pornographie. Il y restera vingt-quatre jours et ironisera sur sa détention dans les pages de son carnet :« Je ne me sens pas puni mais purifié.” Schiele avait un sens de la religion et du mysticisme très poussé, ce que l’on ressent à travers ses peintures dotées d’une aura qui dépasse la simple représentation académique des corps. Roessler précise « C’est son sens religieux, élevé au niveau spirituel du mysticisme qui a conduit Schiele assez spontanément vers l’érotisme, un érotisme qui va du sentimental au pervers. »
Il ne s’agit pas d’un érotisme décadent à la Sade mais d’un syncrétisme unique dans lequel art et religion se rejoignent. Roessler explique que l’œuvre de Schiele est profondément indissociable de sa psyché : les combats créatifs, spirituels et sexuels de l’artiste fonctionnent avec son oeuvre en un tout indissoluble.
La quête de la représentation du corps de la femme est intimement liée à la recherche d’une spiritualité. Lors de sa première exposition personnelle, l’artiste crée une affiche dans laquelle il se représente en Saint Sebastien, vêtu d’une tunique orange vif qui exprime la détresse divine, mains et bras écartés sous une pluie de flèches. Cette affiche est significative d’un vaste ensemble d’œuvres dans lesquels Schiele se met en scène en martyr. À l’image sexualisée des femmes fait échos la représentation spiritualisée des hommes.
Repousser les limites de la représentation du corps
Après son incarcération, Schiele évite de faire poser de jeunes enfants et fait appel à des modèles anonymes. Il continue également à réaliser pour ses clients des œuvres « privées » représentant des rapports sexuels, des scènes lesbiennes et masturbatoires. Son expérience carcérale, au lieu de contrecarrer sa production, l’a incité à réaliser des dessins toujours plus provocants qui remettent en cause les normes établies par l’Etat et notamment le poids de la morale sur la sphère privée. Schiele n’hésite pas à qualifier son oeuvre d’érotique et affirme qu’« aucune oeuvre érotique n’est dégoûtante si elle est artistique ».
Le trait sinueux et incisif de Schiele lui permet de repousser les limites usuelles de la représentation des corps et de l’acte sexuel. Le peintre innove avec des thèmes extrêmement choquants pour l’époque, avec notamment le tableau Cardinal et religieuse (Caresse), fait en 1912, où il dessine une nonne et un cardinal agenouillées dans un acte sexuel passionné.
La chair: sexuelle ou morbide?
Il y a dans l’oeuvre de Schiele une angoisse sous-jacente. La chair est traitée de façon particulière, esquissée par des ombres très marquées aux tonalités bleutés et rouges rappelant le pourrissement. C’est comme si ces nus si sexuellement présents portaient en eux des entailles, préfiguration de la mort. Certains tableaux ont des tonalités plus envolées, d’autres sont beaucoup plus sombres comme Mort et jeune fille (1915) où le bras squelettique d’une jeune femme s’enroule autour d’un homme mourant, signifiant avec grâce la possibilité de sa propre mort. Le corps de l’homme est déjà sans vie, ponctué de teintes bleuâtres. Ses mains enserrent la tête de la jeune femme, figées dans un hiératisme quasi-inhumain et mortifère. Un drap blanc froissé entoure cet étrange couple d’un écrin blanchâtre qui les lie dans une dernière étreinte.
L’acte sexuel peut être considéré en soi comme une petite mort: quand on se laisse aller au plaisir notre corps est libéré de toute douleur et quand on jouïe, on perd connaissance dans un état qui frôle l’inconscience. La puissance de la vie qui réside dans l’acte sexuel n’est pas loin de l’idée de la mort: certains corps endormis peints par Schiele sont cadrés en plongée de telle sorte que le corps endormi git, inerte. On voit très bien dans Mère morte 1 (1910) comment la vie et la mort s’interpénètrent dans la peinture de Schiele: une femme grise, l’oeil blanc, entoure son enfant d’une main cadavérique. Les mains rouges de l’enfant laissent planer le doute: est-il mort ou va-t-il vivre? La mère et l’enfant sont pris dans un tourbillon noirâtre qui semble les emmener au-delà du tableau. L’érotisme tant décrié de Schiele ne cache-t-il pas une recherche de la transcendance du corps qui atteindrait son climax dans l’acte sexuel? La transcendance serait alors le remède à une angoisse sous-jacente, bel et bien présente en creux dans ses peintures.
Un très bel ouvrage dont le format XXL permet de plonger avec un plaisir jubilatoire dans la peinture de Schiele.
Egon Schiele, L’Œuvre peint, 1909 à 1918, édité par Tobias Natter et publié sous la direction de Benedikt Taschen (612 p., 150 €)
{"type":"Banniere-Basse"}