Depuis le déconfinement, faute de studios accessibles en ce mois de mai, Gisèle Vienne répète à domicile avec Adèle Haenel et Ruth Vega Fernandez sa prochaine création, L’Etang de Robert Walser. Récit d’un projet au long cours.
Le jour où la création de L’Etang de Robert Walser mis en scène par Gisèle Vienne aura lieu, elle sera lestée d’une longue gestation dont les ondes, telles celles provoquées par un caillou jeté à l’eau, viendront durablement se refléter à la surface du plateau.
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“C’est une longue histoire, nous dit Gisèle Vienne. J’ai commencé les répétitions en 2016 avec Kerstin Daley-Baradel. Elle jouait dans The Ventriloquists Convention et dans Crowd et je travaillais sur une série pour Arte où elle avait le rôle principal, quand elle est décédée en juillet 2019. Depuis 2013, Kerstin était omniprésente dans mon travail et était devenue une très proche collaboratrice. Cette pièce est pensée comme un duo interprétant dix personnages et on a longtemps cherché l’autre comédienne.”
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C’est lors d’auditions en mai 2018 que Gisèle Vienne rencontre Adèle Haenel, qui lui apparaît comme la partenaire idéale de Kerstin ainsi que la comédienne parfaite pour ce rôle. Le mois suivant se dessine déjà l’esquisse de toute la pièce, en seulement deux jours de travail… S’ensuivent de régulières et brèves séances de travail jusqu’en janvier 2019. Une méthode d’imprégnation sur la durée, habituelle pour Gisèle Vienne qui en fait une part essentielle du processus de création.
“C’est en janvier 2019 que nous avons eu la période de travail la plus développée au Théâtre Nanterre-Amandiers. Nous avions pu filer l’ensemble de la pièce, avec déjà une partie de la musique, les décors, les poupées, les accessoires, les costumes et la lumière. Tout était là.”
Alors que la pièce devait être jouée en allemand, le projet change de langue et passe au français
Fin mai, Kerstin tombe malade et comprend que ses jours sont comptés. C’est en concertation avec elle que Gisèle Vienne proposera, plus tard, après son décès, à Ruth Vega Fernandez, une actrice repérée dans les pièces de tg STAN, de Tiago Rodrigues et au cinéma, la reprise du rôle qu’elle reprend comme un héritage. Alors que la pièce devait être jouée en allemand, le projet change de langue et passe au français.
L’Etang met en scène un jeune garçon, Fritz, tellement battu par sa mère qu’il simule un suicide pour voir si elle sera bouleversée par l’annonce de son geste.
“C’est la première fois que je travaille sur une pièce qui a comme sujet notamment la famille et qui pointe, à travers elle, notre construction culturelle, ses aspects fous et violents, le système qui nous imprègne, et à quel point les structures sociales sont intégrées dans notre intimité jusque dans notre chair.”
Dissociation des voix
Initialement prévue au TNB de Rennes et au Festival d’Automne à Paris en 2019, la création est reportée en 2020. Les répétitions auraient dû reprendre au mois d’avril quand le confinement est arrivé, mettant un nouveau point d’arrêt au travail. En attendant et en espérant qu’elle pourra répéter en juillet à Rennes, Gisèle Vienne et ses comédiennes travaillent chez elle l’aspect le plus technique du spectacle : la dissociation des voix.
“Ruth joue deux mères et le père, et Adèle interprète Fritz et toutes les autres voix. Tous les autres enfants ou préadolescents sont représentés par quinze poupées de taille humaine qui sont dans des positions d’attente, d’écoute, d’effacement ou désabusées. Il s’agit pour chacune des comédiennes de pouvoir interpréter plusieurs voix différentes, qui peuvent être associées ou dissociées du corps qui les interprète…
C’est plutôt mental et presque musical en fait. Cela permet une démultiplication des hypothèses d’interprétation, à travers l’interrogation de nos perceptions et des conventions du théâtre. Se déploient ainsi des sous-textes, cela permet de faire vaciller les évidences, et se pose notamment la question de ce que représentent les corps et les voix d’Adèle et de Ruth.”
Une technique similaire de la ventriloquie qu’avait apprise Jonathan Capdevielle pour Jerk, mais n’utilisant pas la ventriloquie à proprement parler, car les lèvres bougent ici visiblement. Une technique de dissociation des voix qui vient des arts de la marionnette, présente chez Gisèle Vienne dès Splendid’s de Jean Genet en 2000.
“Walser a un rapport subversif très singulier à la norme sociale et à l’ordre”
Deux nouvelles interprètes, mais aussi un nouvel auteur (l’écrivain Dennis Cooper, auteur de la plupart de ses spectacles, signe ici encore la dramaturgie) : “C’est le seul texte que Robert Walser a écrit en suisse-allemand. Destiné à sa sœur, ce texte privé m’a bouleversée. Chez Walser, les personnages principaux sont tout le temps des subalternes. Il a un rapport subversif très singulier à la norme sociale et à l’ordre.
Juste avant le confinement, j’étais à Kyoto pour travailler sur une quatrième réécriture de Showroomdummies, une pièce que j’avais créée en 2001 en collaboration avec Etienne Bideau-Rey. J’avais relu un texte qui m’avait semblé essentiel en 2001 pour la création de cette mise en scène théâtrale et chorégraphique, l’analyse de Deleuze sur Sacher-Masoch et Sade.
Je retrouve dans l’écriture de Walser un masochisme qui est lié à celui de Sacher-Masoch dans son rapport extrêmement subversif aux lois et son humour. Dans Présentation de Sacher-Masoch – Le froid et le cruel, Gilles Deleuze écrit ainsi :
‘Il serait insuffisant, en revanche, de présenter le héros masochiste comme soumis aux lois et content de l’être. On a parfois signalé toute la dérision qu’il y avait dans la soumission masochiste, et la provocation, la puissance critique, dans cette apparente docilité. Simplement le masochiste attaque la loi par l’autre côté. Nous appelons humour, non plus le mouvement qui remonte de la loi vers un plus haut principe, mais celui qui descend de la loi vers les conséquences.
Nous connaissons tous des manières de tourner la loi par excès de zèle : c’est par une scrupuleuse application qu’on prétend alors en montrer l’absurdité, et en attendre précisément ce désordre qu’elle est censée interdire et conjurer. On prend la loi au mot, à la lettre ; on ne conteste pas son caractère ultime ou premier ; on fait comme si, en vertu de ce caractère, la loi se réservait pour soi les plaisirs qu’elle nous interdit. Dès lors, c’est à force d’observer la loi, d’épouser la loi, qu’on goûtera quelque chose de ces plaisirs.”
Un élément de plus à intégrer au travail, d’ici la création attendue, on l’espère, à la rentrée prochaine…
L’Etang de Robert Walser, mise en scène Gisèle Vienne, Festival d’Automne à Paris, Théâtre Nanterre-Amandiers
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