Dans les rues ou en atelier, le peintre et graffeur Dran mêle provocation et candeur. Cet artiste remarqué et soutenu par Banksy livre les clés de sa création singulière. Article extrait des Inrockuptibles spécial Toulouse, toujours en kiosque.
Pourquoi ce que vous dessinez est-il si sombre ? Cette question, le peintre
toulousain Dran l’entend à chaque fois qu’il plaque sur un mur ses images d’enfants fugueurs, rêveurs, menacés de mille nuages sombres.
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“Pour le premier dessin que j’ai voulu faire à 13 ans sur un mur, en vacances à Barcarès, j’ai hésité : un coeur ou une bite ?”, répond Dran.
Il choisira : l’un et l’autre. La candeur et la provocation. Quand, boule de rage et de frustration, il était étudiant aux beaux-arts de Toulouse, Dran avait présenté un exposé militant sur Banksy, star anglaise du street art dont les peintures n’ont jamais choisi entre le poétique et le politique. Aux beaux-arts, Dran n’appartiendra jamais vraiment à la famille, refusant le cirque social, exclu par sa culture de l’art bien plus approximative que celle de ses collègues.
“D’autres faisaient déjà du graffiti aux beaux-arts, mais ils copiaient ce qui existait. Moi, très vite, je me suis posé la question : écrire sur les murs, oui, mais pour dire quoi ? Je n’avais pas le bagage, mais ça ne m’a pas empêché d’écouter les cours, de regarder avec mon oeil. Ou celui de mon père : ‘c’est quoi c’te merde ?’, disait-il en voyant une oeuvre trop abstraite… J’étais frais, candide.”
« Le graffiti m’a sorti de ma solitude »
On évoque ses premiers pas dans le dessin : d’abord la BD, très jeune, quand il recopie Vuillemin ou Margerin. Puis les murs, dès la cinquième, avec une idée floue mais fixe : juxtaposer deux images pour créer un troisième sens, livré sans notice avec une élégante subtilité. “Heureusement, le graffiti m’a sorti de ma solitude. Enfant, j’ai passé beaucoup de temps seul à la campagne, un peu lunaire. Du coup, je sais mieux parler en dessin. Les enfants de mes dessins, ils n’ont pas ma bouille, mais leur façon de jouer, de s’évader en rêvant, c’est moi tout craché. Ces enfants sont seuls, mais avec leur imagination, ils ne le sont plus. Le street art, ça perpétue ce côté polisson. Du coup, certains critiques me prennent pour un attardé : c’est juste que je suis en contact avec l’enfant que j’ai été. »
“L’art est dans la rue”, hurlaient d’autres Toulousains au romantisme indigné, le groupe Diabologum. A ses débuts, Dran appliquera ce programme, d’abord sur les murs pour se créer un nom, délimiter un territoire, tester ses idées. De ses enfants aux regards terribles, de ses élucubrations à l’humour cinglé, il tirera ensuite des livres, sept au total, et des toiles, des installations, des sérigraphies qu’exposera la très vivante galerie de la Halle aux poissons, la GHP. Une première litho traversera la Manche dans une bouteille, sera vendue par la prestigieuse galerie Pictures On Walls, celle qui gère les séries limitées de Banksy.
Le même Banksy – dont les créations ont elles aussi régulièrement détourné des représentations d’enfants pour marteler des messages carabinés – se serait alors entiché des cruelles démonstrations du Toulousain. Pour sa traditionnelle exposition sauvage de Noël, il a ainsi invité Dran à Londres, en décembre 2010, pour son accrochage collectif, toujours très attendu. Chaque jour, pendant le montage des installations, il téléphonait à son protégé pour le conseiller et lui communiquer ses idées.
Robert Downey Jr. repart avec une toile de Dran sous le bras
Sous la bannière Marks & Stencils, le show vira au triomphe pour le Toulousain, massivement représenté sur les deux étages de la galerie temporaire, où se pressaient à l’ouverture un mélange de collectionneurs avertis de street art, d’investisseurs gourmands et de VIP éclairés : un membre de Depeche Mode ou l’acteur Robert Downey Jr. partiront avec une toile de Dran sous le bras. Lui n’en est toujours pas revenu.
“Chez Pictures On Walls, j’ai rencontré des gens qui parlent enfin ma langue, avec des échanges fertiles et drôles. Dans le street art, en France, c’est mal vu de faire des personnages, c’est rigide, ça ne raconte pas d’histoires, j’ai toujours été le mouton noir. Mais là, j’ai trouvé ma famille.”
Dran n’a pourtant pas toujours été verni. Pendant des années, à Toulouse, le pionnier et mythique graffeur Tilt – et sa ribambelle de disciples – ont été pourchassés par les forces de l’ordre, jouant au chat et à la souris avec les “mickeys” à chaque intervention sur un mur de la ville. Dran se souvient s’être planqué sous une voiture pour échapper aux policiers, pendant que son complice Marco était caché dans une poubelle.
Après dix ans de séjour à New York, le “grand frère” Tilt est revenu en ville comme le fils prodigue : après lui avoir offert la jouissance d’un cinéma désaffecté pour accueillir ses travaux et amis, il se verra remettre les clés, au printemps, d’un somptueux atelier bâti pour lui, si vaste qu’il y a déjà trouvé une place pour certains de ces anciens parias, dont Dran. Etrange renversement de situation, de l’illégalité à la reconnaissance, depuis que le street art est devenu art officiel et que la mairie de Toulouse a béatifié ces ex-hors-la-loi.
“J’aime Toulouse, la tranquillité et en même temps l’énergie, les loyers pas chers… Pourtant, à une époque, c’est juste si, au nom de la propreté de la ville, on ne repeignait pas les clochards en blanc… C’était comme cette toile de Banksy où des employés municipaux bornés passent au Karcher les grottes de Lascaux ! De mes peintures, à Toulouse, il ne reste presque rien sur les murs.”
Pas forcément à cause de la voirie : par rivalité aussi. Ça s’appelle se faire repasser. Et ça énerve Dran : récemment, à Londres, il a été recouvert par un collègue… français. “J’aime qu’un dialogue, comme un cadavre exquis, se joue sur les murs. Mais repasser, c’est un truc de Parisien, de territoire. Là, je remonte vite au front.”
En attendant le local municipal, Dran squatte ici et là des ateliers d’amis : celui de Marco, qui partage des hangars en périphérie avec des sculpteurs monumentaux, un théâtre alternatif ou un atelier d’éco-construction. Récupération, détournement, l’atelier est à l’image des oeuvres de Dran. Sur ses dessins, les enfants, avec deux feutres, trois craies et un mur, partent dans des délires inquiétants, doux rêves ou durs cauchemars, incapables de garder l’esprit dans les clous. Dran est l’un d’eux : physiquement et mentalement, il ne tient pas en place. Les yeux brillants de malice, l’imagination en surrégime, il digresse, s’emporte et s’hypnotise en discours automatique, sans frein ni logique. C’est fascinant à écouter et très révélateur des élucubrations qu’il dessine : cet homme est sous pression, au bord de l’explosion, sa soupape est une bombe (de peinture).
Il propose une virée dans le quartier, met une perruque pour ne pas être reconnu. Armé de pochoirs et l’air coquin, il nous montre son stock de bombes : il en vante les mérites avec passion. Ça sera du rose, du noir et du mauve, pour un graffiti virtuose de plusieurs mètres : une fillette graffant elle-même, bombe en main, une maison du quartier. Toutes les excuses semblent bonnes pour ne pas rester au studio, pour ne pas titiller une imagination qu’il a décidé de laisser en jachère pendant un mois ou deux.
“Le graffiti, c’est la camaraderie, l’adrénaline, la récréation… L’atelier, c’est le labo, c’est mon cerveau. Il faut parfois que je sorte de ma tête.”
De la ville, il ne rate rien
En ce moment, Dran peint donc peu : il est en mode éponge, arpentant Toulouse carnet et appareil photo en main, se laissant bouleverser ou amuser au rythme des lieux, des situations. De la ville et ses possibles, il ne rate rien. “Déplacer un truc du quotidien de quelques centimètres change totalement son sens.” Une tache de mazout ? Il découpe des dizaines de petits poissons, les jette dans la flaque et improvise une marée noire. Une tranchée fraîche ? Aussitôt, il y balance une poupée Barbie démembrée, en une mise en scène de meurtre macabre et burlesque. Un trottoir sinistré par des excréments de chien ? Il peint sur le mur un panneau sinistre mettant en garde contre la proximité d’un champ de mines. Une planchette rectangulaire ? Il la griffonne et la transforme en chèque en bois, qu’il présentera même à son banquier…
Ainsi intervient-il actuellement dans la ville, avec son sourire noir et ses yeux d’enfant, son lyrisme joueur et sa gravité. Ce n’est pas la première fois que son instinct et ce goût de la récupération le guident : il a bâti une partie de sa réputation sur une série de cartons d’emballage détournés aux pochoirs, avec un mélange insolent de violence et d’humour. Un carton de téléviseur, avec une image d’écran et le message imprimé “warning warning warning”, lui avait donné la base des détournements : il y avait rajouté une petite fille au cerveau bâillonné, obligée de regarder l’écran. D’autres suivront : un carton de tabac Voyageur Blond se voit flanqué d’un touriste européen adipeux, tenant par la main un enfant asiatique. Le rire gêné vire au jaune, au noir…
“Je n’ai jamais voulu provoquer pour provoquer, mais je veux parler de la société, avec mon petit regard”, finit-il avec douceur quand on évoque la cinglante ironie, les attaques assez frontales qu’il impose à ses enfants-complices. “On a le droit d’être méchant quand c’est pour alerter. Mes dessins photographient les connards pour qu’on rigole d’eux.”
JD Beauvallet
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