Comme le démontre Dominique Gonzalez-Foerster, 1887-2058, sa rétrospective au Centre Pompidou, DGF est devenue une figure centrale de l’art contemporain. Rencontre à Beaubourg.
Elle dit parfois que ses plus lointains souvenirs d’enfance, ce sont les images du premier homme sur la Lune. Elle dit aussi que sa boîte à outils, c’est-à-dire le large éventail de ses pratiques artistiques, est grande comme la planète. Et on ne sait plus qui, de l’artiste Pierre Huyghe ou Philippe Parreno, ses deux comparses avec lesquels elle forma la triade marquante des années 1990, nous avait fait un jour cette confidence : “Dominique, elle nous a appris l’espace.”
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Et c’est vrai que des espèces d’espaces, Dominique Gonzalez-Foerster, alias DGF, en a produit en nombre : entre les “chambres” qu’elle multiplia au début de son parcours (chambre de Fassbinder ou de Mishima, chambre jaune ou bleue, chambre de nos années 1970…), et le Splendide Hotel qu’elle installa dans le Palacio de Cristal de Madrid l’an dernier, en passant par le très vide et très beau Brasilia Hall qu’on retrouve en ouverture de son exposition au Centre Pompidou.
Pour Dominique Gonzalez-Foerster, l’espace c’est aussi le temps
Mais si l’art est chez elle un espace, c’est parce qu’elle l’étire vers d’autres dimensions : pour DGF, l’espace c’est aussi du temps, et plus largement encore du climat, du récit, de la fiction, de la science-fiction, du cinéma, de l’urbanisme, de la littérature, des parcs, du souvenir, du portrait et des lieux dont vous êtes le héros.
Au passage, depuis les années 2000, l’artiste n’aura cessé elle aussi de prendre régulièrement le large : par exemple quand elle s’aventure du côté de la musique, collaborant avec Alain Bashung ou Christophe, construisant avec Jay-Jay Johanson un étrange planétarium, le Cosmodrome, qu’on retrouvera à Beaubourg.
Ces trois dernières années, DGF s’est livrée à un tout nouvel exercice : une série d’apparitions durant lesquelles elle devient tour à tour, au prix d’une transformation physique et mentale, Bob Dylan, Edgar Poe ou Scarlett O’Hara. Dans un paysage très encadré par le marché ou l’industrie culturelle, il est bien rare aujourd’hui qu’un(e) artiste floute à ce point sa ligne.
Preuve en est aussi le titre donné à sa rétrospective, qui élargit considérablement l’espace-temps de sa biographie : Dominique Gonzalez-Foerster, 1887-2058. On l’a donc retrouvée dans le labyrinthe multiplexe de sa rétrospective, et on a suivi avec elle la timeline de son exposition.
Comment t’es-tu emparée de la notion de rétrospective ?
Dominique Gonzalez-Foerster – Cette exposition est un montage assez hétérogène avec des espaces bien sûr, des chambres, des environnements, des expositions comme cette autobiographie textile chez 303 à New York l’an dernier, que je reconstitue à l’identique, mais s’ajoutent à cela des apparitions de personnages, des explorations spatiotemporelles, des crises, des dystopies… Tout cela s’emboîte et se déplie. Pour moi, l’expérience de la rétrospective est paradoxalement inédite.
1887-2058 : tu as aussi étiré la timeline de ta biographie et de ta rétrospective…
Ces dates apparaissaient déjà dans des œuvres précédentes, qu’on retrouve sous forme de fragments ou de citations. 1887, c’était l’année de construction du Splendide Hotel installé au Palacio de Cristal de Madrid ; et 2058, c’était le scénario d’anticipation de l’exposition à la Tate Modern de Londres. Je n’ai pas fait cela pour échapper aux questions temporelles que contient toute rétrospective, au contraire : j’assume l’idée qu’une œuvre s’étire au-delà des dates personnelles.
Ce n’est pas ma biographie qui compte, c’est celle de l’œuvre, avec ses expansions fictionnelles. C’est une manière de multiplier les rapports au temps, et de montrer que le temps est constitutif de l’espace. A ce titre, l’exposition est également un montage de chronotopes. Avec ces dates étirées, j’ai l’impression de mettre à distance et d’isoler le XXe siècle qui est pourtant central : il est là comme un paquebot qui s’éloigne, aux contours de plus en plus flottants et en même temps c’est un siècle extraordinaire pour ses expérimentations artistiques, architecturales, musicales et littéraires.
Dans quel état vis-tu la préparation de la rétrospective ?
Parfois, j’ai peur que ce soit comme dans La Montagne magique, ce roman de Thomas Mann où, à la fin, la guerre éclate et réduit à néant toute la sensibilité esthétique élaborée par le personnage principal. C’est très bizarre, mais pendant que j’expérimente des choses j’ai peur que la Troisième Guerre mondiale éclate ! Car parallèlement à cette élaboration très soignée, je vois bien tout ce qui se passe autour de nous dans le monde.
Le rapport à l’art pour moi est de l’ordre de la survie. Mais je reconnais la fragilité de cette fiction, je ne suis pas aveuglée par ce qui m’occupe. Si je ne suis pas dans la lignée d’une pratique activiste, il y a des notions d’ordre politique dans cette recherche, des anxiétés partagées, comme dans TH.2058, qui est un grand abri pour les réfugiés du changement climatique, ou bien cette portion de désert dans un diorama, qui renvoie à des formes de désertification. Il y a aussi un projet d’émancipation du spectateur qui ne serait pas lié à une médiation institutionnelle de l’œuvre mais plutôt à un rapport d’immersion et d’expérience.
Tu vas reprendre les séances biographiques que tu avais commencées en 1994, dans l’exposition L’Hiver de l’amour, et où tu recevais les spectateurs à la manière d’une psychanalyste…
Oui, mais avec des horaires aléatoires, sans obligation de présence. Dans ce temps numérique trop prévisible, il faut des surprises. Je suis curieuse de reprendre cette pratique. Au début des années 1990, je lisais beaucoup de psychanalyse, et il y avait cette mode des cabinets de consultations philosophiques. J’aimais beaucoup cette idée d’élargir le format de la séance, mais en inventant d’autres méthodes. Un de mes psychanalystes préférés, c’est Winnicott, car il est très inventif dans la pratique, Lacan aussi bien sûr. Pour moi, c’est une autre manière de rejouer le rapport au spectateur.
Comment sont arrivées dans ton travail ce que tu appelles les apparitions ?
Très progressivement, et même un peu obliquement. ça bouillonnait et c’est sorti. Avec les apparitions, je cherche à entrer dans un personnage comme dans un espace. La première fois, c’était à la Serpentine Gallery pour un marathon d’interviews organisé par Hans-Ulrich Obrist autour de la mémoire, et j’ai imaginé cette version de moi en 2062. J’étais transformée en une très vieille dame et je racontais sans voix, aphone parce que je ne pouvais plus parler, à l’aide d’un clavier, tout ce que j’avais fait pendant ces cinquante dernières années.
Ensuite, un musée m’a demandé de continuer sur la lancée de ce personnage et c’est là que Ludwig II est apparu, puis Edgar Allan Poe et Lola Montès. Quantité d’autres personnages ont profité de la brèche pour s’engouffrer sans que je puisse les freiner. Comme les chambres dans les années 1990, les personnages se sont multipliés, chaque apparition exigeant un travail de recherche, de préparation et de transformation. Cela m’a procuré une excitation incroyable ces trois dernières années, le plaisir d’être dans un moment précis.
J’ai toujours envié ça aux acteurs, aux musiciens, aux chanteurs, alors que pour les artistes visuels la question du délai est importante. Même pour Duchamp, entre la conception et l’apparition de l’œuvre, le délai peut être très long. Tandis que là, j’ai vraiment l’impression d’être dans un maelström de pensées, où le temps se dilate, d’être à l’intérieur de l’œuvre.
Il faut dire que le personnage chez toi avait toujours été évoqué, mais en creux…
Dans les chambres, je préférais laisser la place au spectateur, pour qu’il s’identifie au lieu avec des moyens très différents de ceux du théâtre ou du cinéma. Au fond, avec ces apparitions, je prends moins la place de l’acteur que celle du spectateur, ce sont des identifications plutôt que des incarnations. Le mot apparition convient, il est lié à des questions de présence et à la façon dont on se débrouille avec nos identités, qui sont beaucoup plus variées qu’on ne voudrait le laisser penser. Cela permet aussi la disparition. C’est une manière d’ouvrir ce champ. Tout comme j’avais élargi l’idée de la chambre, je peux être Fassbinder, Bob Dylan ou Vera Nabokov, sans sombrer dans la folie. Cela touche à toutes ces existences, toutes ces fictions qui peuplent nos vies.
Quelle est ton économie de l’art ?
Elle n’est pas simple. Par exemple, le Centre Pompidou m’a demandé d’abandonner gracieusement tous mes droits. Je l’ai fait parce que j’aime cette expérience, mais je trouve que c’est injuste. Il y a deux statuts que je revendique pour l’artiste : celui de chercheur et celui de metteur en exposition, qui demande à être rétribué comme un metteur en scène. C’est fondamental pour assurer la vivacité de ce genre.
Je sais bien que certains pensent que l’exposition est un format en crise qu’il faut abandonner mais, avec Philippe Parreno, on pense au contraire que l’exposition, quand elle se pense comme exposition, est un genre très particulier. Je vis donc dans une économie mixte, entre la vente des œuvres et d’autres sources de revenus. J’ai fait de l’architecture intérieure avec Nicolas Ghesquière pour Balenciaga avec un énorme plaisir, des scénographies d’expositions et de concerts et un de mes rêves, c’est de mettre en scène un opéra.
Quel est, pour reprendre l’expression que t’attribue Vila-Matas dans son dernier roman, le “plan d’évasion” de cette exposition ?
J’espère qu’on aura toujours l’impression d’avoir raté une chambre. La circulation est telle qu’il faut en faire le tour plusieurs fois pour savoir si on a vraiment tout vu, et du coup il reste toujours un espace invisible ou secret. Le modèle, ce sont les résidences fantastiques, avec des monstres et des chambres secrètes, comme la Maison Usher d’Edgar Allan Poe. Je vois cette exposition comme une demeure hantée.
exposition Dominique Gonzalez-Foerster, 1887-2058, du 23 septembre au 1er février au Centre Pompidou, Paris IVe, centrepompidou.fr
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