[Le monde de demain #16] Pensionnaire de la Comédie-Française, Dominique Blanc était à l’affiche d’Angels in America de Tony Kushner mis en scène par Arnaud Desplechin et répétait Du côté de Guermantès de Marcel Proust avec Christophe Honoré quand le confinement a démarré.
Retrouvez les précédents épisodes de la série :
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>> Episode 12 : Le monde de demain, selon Tristan Garcia
>> Episode 13 : Le monde de demain, selon Eric Reinhardt
>> Episode 14 : Le monde de demain, selon Mathilde Monnier
>> Episode 15 : Le monde de demain, selon Enzo Traverso
Comment avez-vous vécu l’annonce de la fermeture des théâtres avant celle du confinement ?
Dominique Blanc – C’était le jeudi 12 mars, on avait une représentation d’Angels in America et on devait jouer tous les soirs la dernière semaine de mars (la Comédie-Française joue habituellement ses spectacles en alternance, ndlr). Moi, j’étais assez fatiguée parce qu’en même temps, il y avait les répétitions de Marcel Proust avec Christophe Honoré. Et ce soir-là, au lieu d’aller boire un verre, et je m’en suis beaucoup voulu, je suis rentrée pour dormir en pensant que ça irait mieux le lendemain. En fait, ça a été terriblement frustrant parce que les autres sont allés boire un verre jusqu’à 2 heures du matin et le samedi, tout a été fermé et annulé. Donc, j’ai eu le sentiment que c’était en plein mouvement, comme un arrêt sur image en fait.
Angels in America, c’est un spectacle qui nous demande depuis le début un rapport au temps très particulier, parce qu’en fait il était programmé il y a deux ans et il y a eu une grève de machinistes. Il a alors été reporté d’une année. Cette année-là, il devait faire la rentrée de la saison en septembre et il a finalement été reporté en janvier. En janvier, il y a eu des grèves contre la réforme des retraites, ce qui fait qu’on ne pouvait pas répéter tous les jours, ni faire de filages. Mais on croisait les doigts et on se disait que tout ça allait nous unir encore plus fort. Le jour de la première, l’équipe technique s’est mise en grève. Donc, on n’a pas eu de première et on n’aura pas de dernière puisque c’est fini… Mon seul bonheur, c’est de savoir que le spectacle sera repris l’année prochaine. Mais j’ai vraiment eu l’impression d’être arrêtée en plein mouvement.
C’est d’autant plus frappant et touchant qu’il s’agit d’un spectacle qui parle d’une autre épidémie, le sida, dans les années 80.
Exactement. Vous l’avez vu ?
Oui, bien sûr, le jour de la première pour la presse.
Vous savez, quand je faisais la scène du médecin qui annonce à Roy Kohn qu’il est malade, au fur et à mesure que les jours passaient, il y avait une écoute très particulière dans la salle, une intensité de silence très forte. Tout le monde se disant : voilà, c’est une autre épidémie qui nous touche maintenant.
Comment ça se passe pour le projet Proust avec Christophe Honoré qui devait être créé fin avril ?
On a également été arrêtés en plein mouvement et il faudrait qu’on puisse à nouveau répéter. Sera-t-il programmé au théâtre Marigny comme il était prévu ou à la Salle Richelieu ? En fait, on n’en sait rien, on attend la fin du confinement.
Le vendredi 27 Mars, Eric Ruf a fait l’annonce du lancement de la première chaîne web de la Comédie Française, La Comédie continue ! Comment s’est prise cette décision de ne pas s’arrêter ?
Je pense qu’Eric était en visio-conférence avec toute l’administration et il nous a ensuite envoyé un mail disant qu’il voulait réagir, ne savait pas encore comment, mais que ça allait donner ! (rires) Sur un plan technique, c’est sûrement assez compliqué, donc ça a pris un peu de temps, mais ça y est, on a lancé notre programme. Il est génial ! Chacun de nous doit faire œuvre et nous avons à enregistrer des poèmes, des textes. On a toute une gamme de travaux ! Et en plus, sur France 5, tous les dimanches soirs, il va y avoir une pièce de théâtre du Français. C’est vachement bien aussi. J’aurais adoré qu’ils programment Britannicus pour avoir cette vieille Agrippine ! Mais je pense qu’ils se sont détournés de la tragédie pour des raisons de divertissement, j’imagine. Et Angels in America n’a pas encore été filmé. Il y a certainement une trace pour les archives qui s’est faite un soir, mais il n’y a pas eu de tournage.
Votre occupation principale du moment consiste donc à chercher des textes ?
Exactement ! C’est passionnant parce que je me suis dit que j’allais ranger ma bibliothèque qui est dans un état de mélange assez invraisemblable (rires) et c’est sympathique parce que, sous la poussière, on découvre des petits livres de poésie qui étaient cachés ou des livres importants. Moi, je marque beaucoup au crayon de papier dans mes bouquins et je retrouve des choses que j’ai mises de côté il y a quelques années. C’est un voyage de mémoire.
Pensez-vous que le moment qu’on vit est tout à fait inédit ?
C’est inédit et historique et, à la lumière de l’interview d’Edgar Morin dans Libération ce matin (le 28 mars, ndlr), je pense que ça donne un sentiment d’humanité universel que je n’avais encore jamais ressenti à ce point-là. Presque toute la planète est à l’arrêt et on vit tous exactement la même chose en étant dans des cultures et des pays extrêmement différents. Il y a un sentiment d’universel qui apparaît tout d’un coup.
Et d’interdépendance aussi.
Enormément. Et ce que ça renvoie aussi : tout ce qui a été fait de façon absolument criminelle par rapport à la planète, dans le domaine de la mondialisation. Moi, j’espère beaucoup que de cette période sortira infiniment de solidarité, de connaissances nouvelles et que le néo-libéralisme ne reprendra pas forcément tout de suite… Mais peut-être que je rêve un peu.
Etes-vous confiante quant à la façon dont les pouvoirs publics gèrent la crise ?
Non. Sans être paranoïaque, j’ai l’impression que les politiques, en France particulièrement, n’ont pas pris la mesure de la catastrophe chinoise. Vous vous rappelez quand on parlait d’une grippette ? Malheureusement, je crois qu’ils ne se sont pas rendu compte de la gravité de la situation et par rapport aux hôpitaux, leur position n’était quand même pas formidable.
Quand on voit les manifestations du corps médical qui démissionnaient juste avant l’arrivée de la pandémie et puis maintenant, on voit Macron chanter les louanges du corps médical, il y a quelque chose qui ne va pas là-dedans. Je pense que ce qui serait merveilleux, ce serait de rêver un pays où le personnel soignant, les hôpitaux, le personnel enseignant, tous ces gens qui sont essentiels à la société puisque c’est eux qui la soudent et qui la sauvent, soient rémunérés à la hauteur de leur talent. Qu’on arrête de les sous-payer, de les maltraiter comme ils le sont. A 20 heures, je sors sur le trottoir et j’applaudis. Je suis en banlieue et il n’y a pas beaucoup de monde, mais quand même j’applaudis.
Avez-vous peur de la maladie, sur laquelle on entend des choses très contradictoires ?
Non, je n’ai pas peur parce que je pense, et c’est totalement inconscient, que je suis invincible physiquement. Ce qui est un leurre parce que j’ai eu un gros pépin en 2012 où j’ai failli y passer, c’était une septicémie et je suis revenue de loin, mais néanmoins, je me sens toujours invincible. C’est totalement crétin. Par contre je suis très angoissée pour mon compagnon et pour mes enfants. Je pense qu’à Paris, il y a beaucoup de familles entières confinées ou des personnes très seules dans de petits espaces et ça doit être infernal.
Est-ce que la nouvelle disposition de son temps qu’impose le confinement ouvre pour vous des possibilités nouvelles ? Que faites-vous de ce temps ?
Au début, ça a démarré par une période intense de sommeil (rires) et de récupération. J’avais l’impression d’être en vacances et puis, assez vite, je me suis dit qu’il fallait que je m’organise. Ce qui n’est pas encore tout à fait le cas, néanmoins, j’essaye de voir un film par jour. J’ai pas mal de DVD à rattraper et je procède par auteur. J’ai vu des films de Robert Bresson que je ne connaissais pas et que j’ai trouvés absolument splendides : Mouchette, Pickpocket, Au hasard Balthazar. C’est des films qu’on peut voir et revoir sans cesse, c’est des œuvres considérables. Après, j’ai enchaîné avec Ingmar Bergman. J’ai revu Sonate d’automne, Cris et chuchotements. Ces DVD comportent des interviews de Liv Ullmann qui racontent des anecdotes toujours assez formidables.
A la fin de Sonate d’automne par exemple, il y a une scène de rupture assez violente. Liv Ullmann raconte le tournage en disant qu’Ingrid Bergman n’était pas du tout d’accord avec ce que voulait Ingmar Bergman. Ils ont commencé à discuter, puis à se disputer, sont sortis du plateau de tournage pour s’expliquer et s’en est suivie une longue période d’attente pendant laquelle l’équipe se demandait si le tournage allait continuer ou pas. En fait, Ingrid Bergman ne voulait pas jouer ce que suggérait le “génie” comme elle l’appelle et elle a tenu tête. Quand on revoit le film après cette interview, on se rend compte qu’effectivement, elle joue comme elle veut et comme elle l’entend, et non pas comme le grand maître le souhaitait. En tant que comédienne, j’ai trouvé que c’était une anecdote magnifique ! La non docilité, la rébellion (rires) et tout d’un coup, s’accorder avec soi-même et jouer avec sa propre intuition sans s’en laisser conter.
J’ai aussi fait une chose très concrète. J’étais abonnée à Médiapart et je viens de m’abonner au Monde et à Libération parce que je me suis dit que la presse allait beaucoup souffrir. Mes filles m’ont envoyé une application de yoga et j’ai commencé lundi (rires) ! Je fais aussi beaucoup de méditation, alors je continue et réalise à quel point c’est précieux. J’utilise beaucoup une application qui s’appelle Mind. Maintenant, je m’en sers dans le travail. Pour Angels in America, je me prépare, je m’habille, mon maquillage est fait par une maquilleuse et après je remonte dans ma loge et pendant un quart d’heure, avant de descendre rejoindre la troupe, je fais 15 minutes de méditation. Je me suis rendu compte que ça m’aide considérablement pour le jeu aussi. D’abord, parce que je joue des personnages très différents et ça m’aide à changer très vite, et pour l’équilibre intérieur que ça apporte.
J’ai une dernière chose que je voudrais entreprendre. Je voudrais me lancer dans la lecture d’un grand roman russe, ce que je n’ai pas encore fait. J’aimerais lire Guerre et paix ou bien Anne Karénine de Tolstoï ou bien Les Possédés de Dostoïevski. Je n’ai pas peur ! (rires) C’est un peu prétentieux et je ne sais pas si je vais y arriver… Je vous tiendrai au courant ! Je me dis : à chaque vacances, tu les emportes, tu te dis je vais le faire, tu ne le fais jamais ! Te voilà au pied du mur de ta bibliothèque et voilà, c’est à toi de choisir !
Pensez-vous que cette crise est un marqueur historique ? Qu’on ne reviendra pas au monde d’avant ? Qu’on entre dans une nouvelle séquence ?
J’en suis persuadée. Il n’y aura pas de retour en arrière, c’est évident et quoi qu’il arrive, il y aura métamorphose de chaque individu et puis, je l’espère, beaucoup de projets de société enthousiasmants. Ça a développé beaucoup de solidarité. Nous, par exemple, dans la troupe, on a un groupe WhatsApp pour chaque distribution de pièce, mais les premiers jours du confinement, un autre groupe s’est créé. Il s’appelle 1680 et ça n’arrête pas, ça fuse de tous les côtés. Ça n’a rien à voir avec le projet de chaîne web d’Eric Ruf, c’est en plus et j’ai trouvé ça formidable. Et il y a un autre groupe que j’aime beaucoup qui est le groupe Pensionnaires, auquel j’appartiens et il y a beaucoup de jeunes. Et nous avons parmi nous une grande aînée que j’admire énormément qui est Danièle Lebrun et qui a une pêche extraordinaire (rires) ! Je ne sais pas si vous aviez vu le spectacle Poussière (de Lars Noren, mis en scène par l’auteur en 2018 à la Comédie Française, ndlr). Juste avant qu’on ne démarre le spectacle, elle poussait des grands cris de rockeuse en délire ; j’adore cette femme, j’adore son amour de la vie. Je pense qu’il va y avoir des modifications profondes, c’est sûr. Ce qu’il y a de négatif, c’est que l’addition, comme toujours, se reporte sur les gens les plus fragiles et les plus démunis. Economiquement, ça risque de se passer comme ça.
Mais si on devait en tirer des enseignements positifs à tirer ?
Ce serait l’ouverture aux autres. Le fait de rester chez soi nous fait prendre conscience à quel point les autres sont précieux, indispensables, à quel point on a besoin du collectif nuit et jour, en incluant la Comédie-Française. Finalement, dans mon travail, j’ai d’abord fait une carrière de solitaire et je suis rentrée au Français au moment où le collectif prend véritablement sa valeur. Je pense que cette période sera marquée de ça, du goût des autres.
Et aussi de l’impact de nos décisions individuelles sur les autres.
Oui et je pense qu’elle va nous concerner encore davantage sur le plan écologique et biologique. Tous les gens qui pensaient que ce qu’on racontait sur la préservation de la planète, c’était du délire et de la fake news de baba cool, se rendent compte que nos actes ont une incidence.
Comment imaginez-vous le monde d’après ?
Je pense qu’il faudrait absolument que ce soit un monde paritaire, mais alors vraiment, du plus profond de mon cœur… Il y a eu une vague de féminisme avec #Metoo qui a été très importante et il faut qu’elle rentre maintenant dans les faits économiques de la société. Et pour le reste, se détacher le plus possible de tout ce qui est matériel. Mais est-ce qu’on en est capable ? Je n’en suis pas sûre et je parle de moi, là… La mode, tout ce qu’on accumule, tout ce qui est consommation pure, si on pouvait s’en défaire, ce serait merveilleux.
De ce point de vue là, il y a aussi un retournement de génération. Les jeunes s’inquiètent davantage que leurs parents, d’une façon générale.
C’est vrai.
Qu’en espérez-vous ?
Que notre société laisse la place à la jeunesse. Ils ont un mal fou à y rentrer. Oui, ouvrir grand les portes à la jeunesse.
Propos recueillis par Fabienne Arvers
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