Entre hommage à Pina Bausch et douce révolution, “Since She”, la création du chorégraphe grec pour le Tanztheater de Wuppertal, est un choc d’une beauté indicible.
Ce printemps 2018, dans le cocon de l’Opernhaus de Wuppertal, le public a assisté à une renaissance. En effet, pour la première fois depuis la disparition de Pina Bausch en 2009, une pièce d’un autre chorégraphe est entrée au répertoire du Tanztheater Wuppertal.
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Dimitris Papaioannou a relevé le défi – dans la foulée, une autre commande a été passée au Norvégien Alen Lucien Øyen. Une évidence tant le travail du Grec, entre danse et performance, semble résonner avec l’univers de Pina, et tout autant avec ceux de Bob Wilson et Romeo Castellucci.
Le choix, s’il s’est avéré judicieux, avait tout du défi : comment faire avec une troupe en partie renouvelée mais dont certains interprètes portent encore en eux l’histoire du Tanztheater ? Dimitris Papaioannou, sans doute conscient du paradoxe – certains danseurs n’ayant jamais connu Pina Bausch de son vivant –, place Since She (Seit Sie) à la juste distance de l’hommage et de la douce révolution.
Citations donc que ces chaises noires, ces verres posés là, ces regards au public. Mais également autre chose, une noirceur débarrassée de cynisme, une beauté fulgurante empruntant à la statuaire grecque ou aux peintres maniéristes pour composer des tableaux vivants.
Papaioannou a la folle audace d’embarquer sur son esquif des « monstres” sacrés comme Ruth Amarante, superbe de présence, ou Julie Anne Stanzak, impériale. Elles sont la mémoire de la compagnie et son présent.
Surtout, avec Since She, le chorégraphe révélé par la cérémonie des JO d’Athènes en 2004 place la femme au centre du jeu. Avec sa création encensée à Avignon en 2017, The Great Tamer, on avait eu quelques réserves sur sa vision masculine de l’ordre des choses.
Cette fois, il fait des danseuses de la troupe allemande des alliées, des héroïnes même. Dans une séquence improbable qui voit un garçon saucisse-pénis en main, Azusa Seyama ne prend pas de gants pour la lui couper. Elle finira dans une poêle avec l’œuf que la soliste semble pondre ; ce pourrait être ridicule, c’est juste parfait de drôlerie.
Dès l’ouverture, Dimitris Papaioannou place sa création sous le patronage de Pina avec ce ballet de chaises. Mais il tire le spectacle vers un ailleurs – cette montagne de matelas de mousse noire par exemple. On est loin des décors monumentaux de Peter Pabst, le fidèle collaborateur des années Bausch.
(Dés)équilibres
On trimballe un arbre, on joue avec les cheveux en y plaçant des éléments ou en révélant un corps nu. Le mouvement est souvent en (dés)équilibre, sur une chaise, des rouleaux, des sortes d’échasses.
Fidèle à sa palette (Dimitris Papaioannou a reçu une formation de peintre auprès de Yannis Tsarouchis), le chorégraphe/metteur en scène fait surgir une tête de gorgone entre les jambes de Scott Jennings – la révélation de cette soirée –, transforme la noirceur en or sur la robe de Julie Anne Stanzak ou zèbre de flèches le corps d’une interprète.
Dans cette œuvre, la parole est vaine, Papaioannou lui préfère le silence et la musique. Il a choisi Verdi et Wagner, Mahler et Prokofiev. Et des compositeurs grecs : on verra une esquisse de sirtaki, cette danse inventée de toutes pièces puis reprise dans un film, quelle ironie. La mélancolie est diffuse, portant la pièce tout en laissant chacun au bord des larmes.
Mais il y a également des avis de gros temps comme une rivière qui déborde ou un orage qui surprend les promeneurs. Sur le plateau de l’opéra de Wuppertal, les effets spéciaux sont modestes et néanmoins d’une rare intelligence. On pense à cette table renversée qui embarque la troupe sur une mer démontée quoiqu’invisible. L’art de Papaioannou tient dans ces nuances.
Régler le chaos
S’ensuivra un face-à-face, Scott Jennings et Breanna O’Mara rejouant Adam et Eve du paradis à l’enfer. Dimitris Papaioannou ne revendique pas une narration, mais la petite musique de Since She dit autre chose sur un monde qui vacille – le nôtre – à l’image de ce porteur de chaises (Michael Strecker) effondré.
Une silhouette dans un coin du plateau, comme à l’abandon, ne le voit pas. Ne veut pas le voir. La tempête est passée par là. Les saluts, les cris des spectateurs, la salle debout, rien n’y pourra changer. Dimitris Papaioannou a réglé le chaos. Et fait surgir une beauté indicible.
Since She (Seit Sie) conception Dimitris Papaioannou avec le Tanztheater Wuppertal. Du 8 au 11 juillet, La Villette, Théâtre de la Ville hors les murs, Paris XIXe
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