Le mystère Picasso reste intact : de multiples expositions creusent encore son œuvre, parmi lesquelles “Picasso primitif” et “Olga Picasso” à Paris. Deux regards incisifs pour mieux saisir la force de son œuvre.
Par-ci, par-là, à Paris ou à Rouen, à l’hôtel Salé ou à Branly, à Madrid ou à Antibes…, Picasso (1881-1973) hante les musées du monde entier, comme si son œuvre archi vue et revue, sans cesse commentée et documentée depuis des décennies, résistait encore à la compréhension totale de ses secrets. Les évolutions d’une œuvre foisonnante, en mouvement permanent, conditionnent en partie ce tropisme répétitif, qui a des airs de ritournelle, certes un peu usée jusqu’à la corde, mais encore étonnante pour ceux qui y prêtent attention.
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Les deux grandes expositions parisiennes actuelles – Olga Picasso au Musée Picasso, Picasso primitif au musée du Quai-Branly Jacques Chirac – s’affirment autant comme le symptôme de cette exploration renouvelée que comme manière pertinente de cerner ses mystères et angles morts (angles vivants, surtout).
Classicisme et transgression
L’importance, au cœur de son processus créatif comme de sa vie affective, de la présence d’Olga se rappelle au visiteur du musée Picasso, qui redécouvre certaines de ses plus grandes toiles à l’occasion du récit de leur vie commune et de leur désunion. Les commissaires de l’exposition – Emilia Philippot, Joachim Pissarro, Bernard Ruiz-Picasso – ont conçu un parcours tendu et haletant permettant, à travers 14 salles, de mesurer la puissance de la période dite “classique” du peintre, soit les années 1920 et 1930, dominée par le goût de la figuration puis par la transgression de ses règles trop simples.
Ce que l’exposition dévoile magistralement, c’est combien l’histoire affective contamine l’œuvre plastique elle-même, comme si la peinture ne pouvait que se faire l’écho des bonheurs et déboires conjugaux. Le pinceau de Picasso imprime ses propres sentiments, comme un prolongement de son cœur, souvent ardent, parfois sec.
130 x 88,8 cm) Musée national Picasso-Paris, Dation Pablo Picasso, 1979. MP55, Droit auteur : © Succession Picasso, 2017, ©RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau
C’est en 1917, à Rome, qu’il rencontre Olga Khokhlova, jeune danseuse membre des Ballets russes dirigés par Serge Diaghilev, alors qu’il réalise lui-même, à l’invitation de Jean Cocteau, les décors et les costumes du ballet Parade. Mariés dès 1918 à l’église orthodoxe de la rue Daru, avec pour témoins Jean Cocteau, Max Jacob et Guillaume Apollinaire, les époux s’installent au 23, rue la Boétie, près de la galerie de Paul Rosenberg, marchand de Picasso (dont la collection est exposée en ce moment au musée Maillol, 21, rue La Boétie).
Dès l’entrée de l’exposition, on comprend qu’Olga, qui vécut à ses côtés jusqu’en 1935, fut un modèle privilégié de Picasso. La danseuse et muse est au début de leur relation représentée sous des traits fins et délicats, habités par des sentiments bienveillants, à l’image du Portrait d’Olga dans un fauteuil (1918).
Les métamorphoses d’Olga
A cette douceur, presque volcanique, se mêle pourtant très vite un parfum mélancolique. Olga semble souvent perdue, livrée à une inquiétude sourde, indexée au sort de sa famille plongée dans la guerre civile en Russie : elle s’égare dans ses pensées, dans ses livres, comme absente au monde. “Picasso cerne parfaitement toute l’ambiguïté de cette femme, dont la beauté, exaltée par l’expressivité d’une ligne ingresque ou la rondeur d’un volume antiquisant, est baignée d’une douce et profonde mélancolie“, soulignent les commissaires.
La naissance de leur premier enfant, Paul, le 4 février 1921, est pour le peintre l’occasion de se centrer sur la figure de la maternité, à l’image de cette célèbre toile Mère et enfant au bord de la mer“ (1921), traversé par des références à la peinture de Renaissance. Outre cette figure maternelle, qu’il exalte, Picasso s’attache à peindre beaucoup son fils aimé, en le travestissant par exemple en Arlequin, personnage de la commedia dell’arte, exposé dans la très belle salle consacrée à Paul.
Mère attentive, Olga n’en reste pas moins angoissée, d’autant que ses relations avec son mari vont se gâter au fil des années. Son œuvre en porte les traces subrepticement. Dès sa rencontre en 1927 avec Marie-Thérèse Walter, qui devient sa maîtresse, les traits d’Olga se métamorphosent. La salle 7, intitulée “Métamorphose“ marque ce moment de bascule : dès 1925, le peintre prend conscience de son détachement à l’égard d’Olga. La terrible toile, datant de 1929, le Grand nu au fauteuil rouge, ne la représente plus sous une forme délicate ; “Elle n’est plus que douleur, forme molle dont la violence expressive traduit la nature de la crise profonde alors traversée par le couple“.
Un nouvel érotisme solaire
La belle Olga, assise dans son fauteuil en 1918, au visage délicat, a perdu son aura sensuelle ; elle n’est plus qu’un corps fragmenté, informe, dont le visage lui-même a disparu. A la mélancolie du regard, qui marque encore une présence, Picasso substitue un vide absolu, comme si les yeux, même tristes, n’avaient plus de raison d’être. Loin des yeux, loin du cœur de la peinture. L’image d’Olga “se mue en une femme menaçante, monstrueuse, nez pointu comme un poignard, toutes dents dehors“. A cette perte, confuse et violente, le peintre trouve une compensation à travers la nouvelle muse, Marie-Thérèse, figure d’un nouvel érotisme solaire, à l’image de La Nageuse (1929).
C’est dans un bain de couleurs vives que Picasso se détache d’Olga, sans que ce détachement ne soit pour autant une évidence sentimentale : comme le dévoile la salle 13, intitulée “Eros et Thanatos“, Picasso se sent écartelé entre sa passion pour Marie-Thérèse et son devoir d’époux, au point que cette violence des rapports amoureux transpire dans des représentations de rapt et de scènes inspirées par une antiquité dionysiaque (cf. La Minotauromachie, 1935).
Musée national Picasso-Paris, Dation Pablo Picasso, 1979. MP113
Droit auteur : ©Succession Picasso, 2017, © RMN-Grand Palais (Musée national Picasso-Paris) / Mathieu Rabeau
A cette porosité entre les affects et les formes, les sentiments et les couleurs, les désordres amoureux et la déconstruction du cadre, un autre lien subtil s’ajoute à la compréhension profonde de l’œuvre de Picasso : ce qui, dans son regard et son approche plastique, le raccrocha à l’esthétique des arts premiers, bien au-delà de sa célèbre époque cubiste.
Le chemin des masques
Primitif, c’est-à-dire réceptif aux codes et à l’ethos d’un art non occidental, Picasso le resta toute sa vie. Directeur du patrimoine et des collections du musée du Quai-Branly, le commissaire de l’exposition Picasso Primitif, Yves Le Fur, dévoile intelligemment, à partir d’une approche chronologique mais aussi thématique, ce qui dans l’œuvre de Picasso se relie ainsi aux arts non occidentaux, qui le fascinent dès son arrivée à Paris en 1900, et sa découverte, en particulier, du musée d’ethnographie du Trocadéro en 1907.
Le peintre s’expliqua souvent sur le sens de cette fascination primitive : “Quand je me suis rendu pour la première fois au musée du Trocadéro, je me suis forcé à rester, à examiner ces masques, tous ces objets que des hommes avaient exécutés dans un dessein sacré, magique, pour qu’ils servent d’intermédiaires entre eux et les forces inconnues hostiles, qui les entouraient, tâchant ainsi de surmonter leur frayeur en leur donnant couleur et forme. Et lors j’ai compris que c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique ; c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs. Je jour où j’ai compris cela, je sus que j’avais trouvé mon chemin.”
Toute sa vie, Picasso collectionna des œuvres d’art non occidental, comme s’il avait besoin de dialoguer avec elles, plutôt que de s’en inspirer platement. Dès 1907, Picasso achète un tiki en bois des îles Marquises, premier jalon d’une énorme collection d’arts premiers. Quand il meurt en 1973, il possédait plus de 200 œuvres d’Afrique, d’Océanie ou d’Asie.
Posées aux murs et sur le sol de ses intérieurs, comme l’attestent les photographies de ses ateliers divers, les totems, masques ou tiki nourrissaient son imaginaire, ainsi que le dévoile la seconde partie de l’exposition, intitulée “Corps à corps”, qui à partir de trois motifs thématiques – “Archétypes, métamorphoses, le ça“ – met en scène ces affinités électives déployées sous de multiples visages.
Plus qu’un rapprochement entre les styles, ce sont de véritables résonances et consonances qui sautent aux yeux : par le choix des matériaux, des procédés plastiques, la représentation de la nudité, la conception de la verticalité, le “corps-signe“, la combinaison des formes animales et humaines…, Picasso se libère des conventions de la peinture moderne en recourant aux procédés de ses lointains ancêtres. Ce qu’il comprend à la vue des arts premiers et ce qu’il intègre dans son propre langage plastique, c’est combien le corps humain, enjeu de mutations (simple ligne ou seule masse, compact ou troué…) est d’abord et avant tout une “présence“, par-delà toute référence sociale et tout affect psychologique.
Dans sa correspondance avec son ami Guillaume Apollinaire, Picasso écrit : “mes plus pures émotions, je les ai éprouvées dans une grande forêt d’Espagne, où à 16 ans, je m’étais retiré pour peindre. Mes plus grandes émotions artistiques, je les ai ressenties lorsque m’apparut soudain la sublime beauté des sculptures exécutées par les artistes anonymes de l’Afrique. Ces ouvrages d’un religieux, passionné et rigoureusement logique, sont ce que l’imagination humaine a produit de plus puissant et de plus beau. Je me hâte d’ajouter que cependant je déteste l’exotisme“.
Loin de céder à quelque mode exotique, loin de copier paresseusement des artistes anonymes, Picasso puisa dans l’énergie et la magie de ces arts premiers les secrets enfouis de sa propre magie : une magie dans laquelle il fit vibrer ses fantasmes, exprima ses pulsions, hurla ses joies et ses plaintes. La magie de sa peinture, c’est qu’elle a conservé les traces de sa vie fervente, dont Olga reste l’une des figures maîtresses, triste mais si belle, jusque dans sa décomposition.
Jean-Marie Durand
Olga Picasso, Musée Picasso Paris, jusqu’au 3 septembre
Picasso Primitif, musée du Quai-Branly Jacques Chirac, jusqu’au 23 juillet
Mais aussi : Picasso, sans cliché, photographies d’Edward Quinn, au musée Picasso, Antibes
Boisgeloup, l’atelier normand de Picasso, musée des Beaux-Arts, à Rouen
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