Sous l’autorité de La Vénus d’Urbin du Titien, Frédéric Bélier-Garcia apprivoise avec brio l’extrême cruauté de la chronique amoureuse rapportée dans la pièce de Lars Norén, Détails.
Comment prendre date de l’éphémère d’une époque à travers le seul prisme de l’intime ? Avec Détails, pièce autobiographique où il traite des chassés-croisés amoureux entre deux couples, le Suédois Lars Norén mobilise sa mémoire sur des événements qui lui sont arrivés durant les dix années précédant l’écriture de ce texte paru en 1999.
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Cette chronique douce-amère du temps qui passe prend les allures d’un bilan à l’approche de la fin du siècle en couvrant une parenthèse de l’histoire où l’on pouvait encore prétendre à un avenir meilleur après la chute du mur de Berlin (1989) et avant le moment de bascule d’un futur annoncé comme sanglant avec la destruction des tours jumelles du World Trade Center (2001). Décidé à se conformer aux règles d’un jeu où il s’impose de témoigner sans fard de la vérité, Lars Norén détourne les promesses croustillantes d’une situation échangiste caractéristique du théâtre de boulevard pour retranscrire un difficile cheminement du désir qui ramène la vie à l’os de ce qui nous arrive vraiment.
Sa manière cruelle de partager cette peau de chagrin qu’est l’existence en la brandissant telle un miroir dans lequel, il l’espère, le public ne pourra que se reconnaître, touche droit au cœur. Avec son passé psychiatrique, Lars Norén ne fait pas mystère d’une lucidité qui, chez lui, frise le pathologique quand il affirme ici que seuls les détails comptent. “Cette obsession du détail remonte à l’époque de ma psychanalyse. Quand j’ai commencé à parler de tout petits détails. Parce que là-dessous, il y avait de grandes histoires”.
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Voilà donc ceux que l’on se doit de considérer comme les représentants d’une classe dite cultivée saisis au plus juste dans leur nombriliste désir de bonheur. On les découvre sans cesse insatisfaits, passant leur temps à se cogner le front contre une volonté de jouir impuissante à s’aventurer dans l’univers des fantasmes. Le quatuor réunit Erik, un éditeur (Laurent Capelluto), Ann, une médecin (Isabelle Carré), Emma qui veut devenir écrivaine (Ophelia Kolb) et Lars Norén lui-même, qui se met en scène sous les traits du personnage de Stefan, auteur de théâtre (Antoine Meyer-Esquerré).
L’attrait des ambiguïtés sexuelles
Suivre les destinées des uns et des autres nous balade entre Stockholm et New York sans oublier un détour par l’Italie où le hasard réunit ces quatre-là devant un tableau du Titien au moment où ils visitent la galerie des offices à Florence. Abattue par Norén comme un joker, La Vénus d’Urbin (1538) prend les allures d’un manifeste érotique au service de sa cause à travers une peinture dont le mystère du sens ne cesse de s’épaissir pour peu qu’on s’attache à ses détails.
Que dire de cette jeune femme allongée nue au premier plan qui porte sans équivoque la main à son sexe en souriant tandis que le peintre ouvre la perspective de sa toile sur une deuxième pièce où une autre jeune femme tend sa croupe à une servante qui, dans un geste obscène, se remonte une manche pour découvrir un bras tendu pareil à une représentation phallique alors qu’elle s’apprête peut-être à la corriger pour sa faute.
Ne résistant pas à l’attrait des ambiguïtés sexuelles et temporelles du chef-d’œuvre pour en faire une véritable métaphore de la quête impossible de Lars Norén, Frédéric Bélier-Garcia inscrit le tableau en version XXL dans sa scénographie et va même jusqu’à réveiller les charmes de la belle alanguie (Adèle Borde) pour en faire une intruse en tenue d’Eve qui traverse à plusieurs reprises le plateau dans une totale innocence. Face à la réalité de leur libido ne faisant que piétiner sur place, la matérialisation d’un désir que personne n’arrive à saisir est le propre du recours à ce personnage de fiction. Servi par une troupe impeccable, ce drame du quotidien pointant du doigt des vies incapables de tutoyer les étoiles est défendu avec légèreté, tendresse et humour par Frédéric Bélier-Garcia. Un bel hommage à son auteur qui en résume le propos par une formule : “Ce texte n’a pas pour sujet la douleur, mais plutôt la tristesse. C’est comme un sourire triste.”
Détails de Lars Norén, mise en scène Frédéric Bélier-Garcia avec Isabelle Carré, Ophelia Kolb, Antonin Meyer-Esquerré, Adèle Borde. Jusqu’au 2 février, Théâtre du Rond-Point, 8e.
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