Avec sa nouvelle exposition, “Au cœur de la couleur”, le musée Guimet dévoile près de 300 porcelaines monochromes chinoises : un sommet de l’art chinois séculaire, dont les éclats traversent l’histoire de l’art moderne.
À moins de fétichiser à la manière d’un·e collectionneur·se féru·e une carafe ou une tasse à thé, la possibilité de ressentir une émotion esthétique à la contemplation d’une simple assiette en porcelaine pourrait a priori paraître un peu abstraite aux yeux des béotien·nes en “artisanat domestique”. L’expérience proposée par l’exposition du musée Guimet, “Au cœur de la couleur”, vient déconstruire cette appréhension primaire, en activant dans les yeux du public une admiration simple et sensible devant des porcelaines chinoises ! Des porcelaines monochromes qui ont traversé des siècles de civilisation chinoise, avec la constance du souci du geste minimaliste, réduit à l’essentiel d’une forme pratique et d’une couleur. Par sa simplicité même, la porcelaine chinoise a fasciné le monde entier depuis des siècles – les Européen·nes en particulier, qui réussirent à l’imiter au XVIIIe siècle grâce à la découverte de gisements de kaolin. De Limoges à Sèvres, la porcelaine française lui doit tant.
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Même si, comme les travaux du philosophe François Jullien l’ont souvent démontré, la notion de beauté propre à la culture européenne échappe en partie aux cadres perceptifs chinois (voir notamment Éloge de la fadeur ou Cette étrange idée du beau), dans cette exposition, dont le commissariat a été assuré par Claire Déléry, conservatrice en charge des céramiques chinoises au musée Guimet, et Peter Lam, membre honoraire de l’Institut des études chinoises, on se sent submergé·e par un sentiment dominé par cette idée de beauté. À quoi tient-elle ? À la simplicité des formes des objets ? À leur matière épurée ? À la délicatesse de leurs lignes claires ? Aux couleurs vives qui les recouvrent, comme dans une peinture de Malevitch, de Rothko ou de Klein ?
Issues essentiellement de la collection personnelle de Richard Kan (Hong Kong), les porcelaines exposées à travers neuf sections réparties par couleurs forment un sommet éternel de l’art chinois, d’un certain rapport au monde, dont les objets seraient la secrète porte d’entrée. Un certain rapport au luxe, aussi, mais épuré, indexé au calme et à la volupté, à l’effacement des signes ostentatoires.
Teintée d’une seule couleur, donc, la porcelaine dite monochrome exige une technicité parfaite, particulièrement dans le geste de cuisson des matériaux. Les potier·ères chinois·es en connaissent tous les secrets. Malgré le nombre réduit de pigments pouvant résister à une cuisson à très haute température, ils et elles ont développé à travers les siècles de nouvelles couleurs vitrifiées, rendant les surfaces des porcelaines totalement imperméables. Ce que l’exposition met clairement en lumière, c’est que de nouvelles couleurs ont sans cesse été recherchées, à travers des expérimentations sur les pigments, mais aussi sur les textures de surface, afin de leur conférer une qualité du toucher, une brillance homogène. Un vrai bijou poli et lisse que l’on tient dans la main comme on porterait une bague en or au doigt.
Toutes ces couleurs s’exposent de salle en salle, comme si l’on feuilletait un nuancier à la recherche de la couleur idéale pour le mur de son salon, sans jamais parvenir à se fixer sur la bonne. Dès la première salle du rez-de-jardin du musée Guimet, dédiée au blanc, l’horizon de la pureté, de la surface immaculée, sans tache, impressionne le·a visiteur·se, qui découvre que, dès le XVe siècle, les Chinois·es utilisaient la vaisselle blanche pour les rituels en hommage aux ancêtres défunt·es de la famille impériale et en l’honneur de la Lune. Cette blancheur associée à la pureté a ensuite conquis les yeux occidentaux. Par contraste, mais de manière tout aussi subtile dans la construction des formes, le rouge irradie les vitrines suivantes, dans une ode au feu et au soleil, tel que le voulaient les empereurs de la dynastie Ming, attachés dès le XIVe siècle à cette couleur pour leurs rituels officiels. Le rouge est aujourd’hui la couleur de la joie et du bonheur en Chine. Quant au bleu, il fut très utilisé sous les dynasties Yuan et Ming, aux XIVe et XVe siècles, pour un usage princier et pour servir de vaisselle lors des rituels d’État en hommage au ciel. Dans le temple du Ciel, la vaisselle, les tuiles et les tissus étaient bleus.
Comme dans la trilogie du cinéaste polonais Krzysztof Kieslowski, Trois couleurs, sortie sur les écrans au milieu des années 1990, chaque couleur (blanc, rouge, bleu) génère un récit et des émotions en propre. Sauf qu’ici, l’éventail s’élargit à toutes les couleurs – blanc, céladon, vert et turquoise, bleu, noir et aubergine, rouge, jaune, brun – pour s’accomplir dans un sublime bouquet final à travers un arc-en-ciel rassemblant le génie chromatique de l’histoire de la porcelaine chinoise.
Prolongeant et élargissant l’expérience du parcours, le musée Guimet propose par ailleurs de découvrir la manière dont le cinéma chinois contemporain fait lui aussi usage d’un sens inouï de la couleur, à l’image du magnifique film de Gu Xiaogang, Séjour dans les monts Fuchun, programmé dans le cadre d’un cycle cinéma du 28 juin au 4 juillet.
Au cœur de la couleur, mais aussi au cœur de la sculpture artisanale, le·a visiteur·se s’imagine vivre parmi ces monochromes, autant pour les regarder que pour en faire un usage pratique. Parmi toutes les porcelaines, il·elle se contenterait joyeusement d’un vase double en bleu lavande, datant de la dynastie Qing, au début du XVIIIe siècle, symbolisant l’union harmonieuse entre le ciel et la terre. De la monochromie à l’harmonie, les porcelaines exposées au musée Guimet, par la douceur et l’éclat de leurs formes, dégagent une étrange force, quasi “pop ”, dont on pourrait deviner quelques traces dans l’art moderne lui-même, du “color field painting” au minimalisme américain de l’après-guerre. L’exposition actuelle sur l’œuvre d’Ellsworth Kelly à la Fondation Louis Vuitton ne s’intitule pas “Formes et couleurs” par hasard : les potier·ères chinois·es des siècles passés maîtrisaient le sujet avant même les artistes du XXe siècle.
“Au cœur de la couleur, chefs-d’œuvre de la porcelaine monochrome chinoise” (VIIIe-XVIIIe siècles).
Musée national des arts asiatiques – Guimet, jusqu’au 16 septembre.
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