On a commencé avec un road-movie théâtral, enchaîné avec une bacchanale satanique et remis ça le lendemain en découvrant le devenir mortifère mais toujours luxueux des palaces suisses. « Programme Commun » dégèle Lausanne à l’approche du printemps !
Un camion nommé Cargo
Moscou, la Ruhr, l’Asie, Sofia : depuis sa mise en service en 2006, le camion nommé Cargo du collectif Rimini Protokoll a vu du pays et enquillé des milliers kilomètres. Théâtre ambulant, l’une de ses parois transformée en baie vitrée servant aussi d’écran de projection vidéo, il transbahute une cinquantaine de spectateurs-passagers par représentation et les embarque pour un voyage spatio-temporel à la découverte de ceux qui le conduisent, des pays d’où ils viennent et de celui où se déroule le parcours. Autant dire que les lignes de récit se croisent et s’entrecroisent au gré d’une embardée de deux heures où la perte de repères s’avère le meilleur garant pour se laisser guider dans des territoires inconnus. Qu’ils soient proches de nous (la banlieue de Lausanne, ses entrepôts de chargement de poids-lourds, son réseau routier, un hangar gigantesque où les colis d’Amazone s’empilent jusqu’au ciel) ou très lointains.
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Les routiers sont sympa
Pour Cargo Congo-Lausanne, le metteur en scène Stefan Kaegi a réuni deux chauffeurs, Roger Sisonga et Denis Ischer, qui nous entraînent dans un long périple d’un mois partant de Goma en République démocratique du Congo pour rejoindre Lausanne, en traversant le Rwanda et la Tanzanie avant d’embarquer sur un bateau à Dar es Salam pour rejoindre Anvers et traverser l’Allemagne avant d’atteindre la Suisse. Roger Sisonga est congolais et vit en Suisse où il exerce le métier de camionneur depuis quelques années. Denis Ischer est suisse et conduit des camions depuis l’âge de 13 ans. Au fil du voyage, nos guides se parlent et se racontent tandis que sur l’écran, notre périple prend forme et fait passer avec talent le bitume régulier de Lausanne pour les routes cabossées de Goma. L’illusion est parfaite et Roger nous décrit en temps réel sa ville natale, les paysages verdoyants du Rwanda où il a vécu, avant d’être enrôlé, adolescent, dans le mouvement de résistance de l’actuel Président Kagamé. Parfois, ce sont eux qui s’affichent sur l’écran et on les voit discuter derrière leur volant, se montrer des photos de famille. A d’autres moments, ce sont des interviews faites aux douanes qu’ils traversent qui s’intercalent avec les paysages tournés en Afrique pendant que Denis s’amuse à comparer l’état du trafic routier avec l’Europe, l’élasticité des règles de sécurité ou l’art du rafistolage des pneus. Et quand l’écran se lève sur la nuit de Lausanne, c’est encore l’Afrique qui nous fait signe à travers cette silhouette de femme à la robe multicolore qui nous croise à plusieurs reprises, assise derrière une vitrine, passant devant nous à vélo ou dansant au centre d’un terre-plein entouré d’un dense réseau de routes.
Mais le cœur du voyage reste leur amour du métier, la peur de Denis de le voir disparaître et l’on en ressort non seulement gorgé d’images et d’histoires puisées au vif de des souvenirs de nos chauffeurs, mais également instruits de l’art et la manière d’arrimer son camion, de son déchargement et de la solitude qui leur tient lieu d’ange gardien, l’œil braqué sur le ruban bitumé qui avale l’horizon.
Les fleurs du mal
Après La sonate des spectres de Strindberg créé à l’automne 2017, Markus Öhrn réitère et affirme son penchant pour la compagnie des fantômes, zombies et autres pastiches grâce auxquels les disparus rôdent parmi nous avec Hominal/Öhrn. Un (faux)solo de la performeuse Marie-Caroline Hominal qui l’a choisi pour la diriger et se retrouve métamorphosée en grand-mère zombifiée qui se réveille dans son cercueil. Markus Öhrn accueille le public assis sous la photo d’une tombe, celle d’Eva Britt, son chien à ses pieds grignotant un os. Tout de noir vêtu, gothique de la tête aux pieds, il s’avance dans le noir et introduit le public à ce qui va suivre : » Ma grand-mère va revenir parmi nous, ce soir à Lausanne, et cette fois-ci elle sera libre de faire ce qu’elle veut, sans qu’aucun patriarche stupide ni aucune religion ne lui dise comment elle devrait être ou se comporter. Aujourd’hui, elle pourra suivre ses désirs et être qui elle veut. »
Dans la vraie vie, cette grand-mère qu’il aimait tant a eu beau être une bonne mère, épouse et chrétienne, en retour, elle n’a eu droit à rien. Elle n’a jamais quitté son petit village de Suède et quand son mari partait en vacances ou en visite, il lui disait de rester pour s’occuper des chiens. Les trois derniers mois de sa vie, Markus les a passés auprès d’elle et, sentant que sa fin était proche, lui a demandé : « Grand-mère, que ferais-tu différemment si tu pouvais revivre ta vie ? » Réponse : » Markus, si je pouvais revivre, je voudrais essayer d’être destructrice. Je voudrais faire quelque chose que je regretterais, quelque chose de stupide, mais suivre mes désirs et pas toujours les règles. »
What the fuck ?
Aussitôt dit, aussitôt fait… Et la revanche est à la hauteur de la frustration engrangée au long d’une vie. La performance coréalisée par Marie-Caroline Hominal et Markus Öhrn n’y va pas de main morte et sape avec outrance tous les interdits et tabous liés à la sexualité féminine dans un déchainement convulsif et provocant qui donne lieu à une bacchanale orgasmique et zoophile, jubilatoire tant elle est subversive, crachant le désir et la jouissance avec une rage dévastatrice. Lorsque le corps de la performeuse s’éveille de son cercueil, on découvre son visage recouvert d’un masque de zombie et son entrejambe pourvu d’un sexe de carton pâte grotesque et monstrueux qui accouche dans le sang d’un enfant mis à mort et d’un serpent luciférien. « What the fuck ? » s’interroge la délurée grand-mère… Ses hurlements, la fumée qui envahit le plateau, la stridence sonore orchestrée en direct par Markus Öhrn, les flashs lumineux qui aveuglent le public : tout participe de cette éviscération du carcan patriarcal bientôt relayé par les mots de Renée Vivien, poète lesbienne et féministe du début du XXe siècle, extraits la Genèse profane, qui imagine une autre création du monde, coréalisée par Jéhovah et par Satan « les deux principes éternels, avant la naissance de l’univers « . On en revient toujours à l’origine du monde, dirait Courbet avec son pinceau et ses tubes de couleurs…
Voir les Alpes et mourir
Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. Les hôtels de luxe suisses ne dérogent pas à la règle. » Au XIXe siècle, Britanniques, Allemands et Russes venaient profiter de nos vues, de nos trains, de nos palaces. Aujourd’hui, ils viennent ici pour mourir. Le tourisme de luxe est devenu tourisme de l’âge, de la mort. » Fort de ce constat, le metteur en scène suisse Mathieu Bertholet a conçu Luxe, calme, un spectacle cocasse sur un thème qui ne l’est pas où la chorégraphie des corps s’agence, somnambulique et fantasque, à la distribution aléatoire d’un corpus de textes numérotés qui varie à chaque représentation. Un florilège de phrases surannées, obséquieuses ou acerbes qui joue de la répétition et de la discontinuité narrative pour s’arrimer au tempo des gestes, des plus pompeux aux plus incongrus. Somptueuse, la scénographie de Sylvie Kleiber offre une vue en coupe et étagée d’un palace : piano, escalier, lustre, chambres, terrasse sont autant de stations pour les déplacements des acteurs dont les costumes mêlent sans sourciller les robes longues et redingotes du XIXe, les talons aiguilles et déshabillés vaporeux des années folles avec les combi-shorts aux couleurs électriques d’une modernité tape à l’œil. Un continuum troublant qui pointe avec une ironie mordante le pouvoir mortifère de l’argent où le luxe tient lieu à la fois de refuge et de dispositif ostentatoire des privilèges qui s’y attachent. Avec tout le ridicule attaché à ses rites comme à ses rentes. Autrement dit, une chasse gardée où n’entre pas qui veut et qui dessine in fine le portrait d’une Suisse contemporaine : « Je parle volontiers de ce projet comme d’un spectacle sur le suicide assisté en Suisse et je me rends compte que c’est peut-être davantage un spectacle sur la Suisse, remarque Mathieu Bertholet. En quelque sorte, comment la Suisse organise son propre suicide assisté. Aller vers la mort sciemment, cela ressemble beaucoup à ce que nous faisons aujourd’hui en refermant la Suisse sur elle-même, alors que sa richesse vient majoritairement de l’extérieur, de l’étranger, et c’est de cela dont nous sommes en train de nous priver. »
Traces du sensible
D’une certaine façon, la double exposition du vidéaste suisse Mats Staub répond à la mise en garde de Mathieu Bertholet et lui offre un contrepoint saisissant. Qu’il s’agisse de 21 ou de Jours fériés et Mon autre vie, le principe est le même : la rencontre est à la base de ces portraits filmés au moment où les personnes interrogées réfléchissent avant de répondre à la question posée par l’artiste. Des questions qui ont en commun de faire appel à la mémoire : affective, familiale, sociale, intime. Et c’est cela qu’on voit : la trace de l’émotion lisible sur le visage au moment où la mémoire travaille à récapituler, recenser et rassembler les souvenirs. Dans 21, l’expérience se modifie. Trois mois après les avoir interrogés sur ce qui a marqué l’année de leurs 21 ans, il les filme pendant qu’ils écoutent ce qu’ils lui ont répondu. Notre écoute et la leur se confondent, mais ce qu’on lit sur leur visage n’appartient qu’à eux et capte précisément l’émotion et les réflexions qui les traversent. Un temps d’intimité partagée et offert aux regards où la diversité des langues, des physionomies et des âges trace le portrait collectif d’une communauté d’expériences sensibles.
Festival Programme Commun à Lausanne, jusqu’au 25 mars. Au théâtre Vidy-Lausanne, Arsenic, Théâtre Sévelin, Manufacture et Centre d’Art Circuit.
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