Après Bruxelles, Londres, Vienne, Madrid, Rome, Hambourg, c’est au tour du ZKM de Karlsruhe en Allemagne d’accueillir l’exposition d’ampleur « Avant-Garde féministe ». Avec près de 400 œuvres, cette exposition magistrale évalue le tournant des années 70, ce moment historique où les artistes femmes se sont emparées de leur corps pour dénoncer le patriarcat et s’émanciper.
Complément nue, le corps huilé, des lunettes de soleil sur le nez, Lynda Benglis prend fièrement la pose. Jusqu’ici tout va bien, pensez-vous, sauf qu’elle tient entre les jambes un phallus (immense) en plastique et que cette photographie apparaît dans les pages d’Artforum. Nous sommes en 1974 et l’artiste a acheté deux pages de publicité dans le mensuel international de référence en art contemporain. Un geste, “summum de parodie de la pin-up et du macho”, selon les mots de l’artiste, et qui 30 ans plus tard cloue encore le bec en subvertissant les représentations virilisées dans les médias.
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Lorsqu’on ne vous entend pas, criez encore plus fort. Lynda Benglis semble avoir pris cet adage au pied de la lettre et incarne, avec ce geste coup de poing, le versant le plus provocateur d’un mouvement engagé depuis la fin des années 60, celui qui a vu l’éveil des consciences des femmes sur leurs conditions. A cette époque, la littérature féministe, parmi laquelle La Dialectique des sexes de Shulamith Firestone et l’anthologie Sisterhood is powerfool, conteste les dynamiques de domination masculine et pénètre le champ artistique.
Le mouvement féministe, une avant-garde
En Europe et aux Etats-Unis particulièrement, des artistes nées entre les années 30 et 50 s’emparent de ces sujets. A travers la photographie, la vidéo et la performance principalement, elles traduisent leur expérience en faisant de leur corps un médium artistique. Elles produisent des manifestes (comme Mierle Laderman Ukeles), fondent des revues, se constituent en groupes militants comme le Guerrilla Art Action Group ou l’activiste Ad Hoc Women Artists Committee qui, en 1970, manifeste contre l’exclusion des femmes dans l’exposition annuelle du Whitney Museum à New York.
S’émancipant de ses ainés et révolutionnant les pratiques artistiques, ce mouvement en effervescence autour de la remise en cause du patriarcat a tout d’une avant-garde. Mais comme le note la commissaire de l’exposition à Karlsruhe, Gabriele Schor, « le mouvement féministe ou les femmes influencées par lui, n’est pas habituellement identifié comme une avant-garde« . Et pour cause. Si vous sortez vos cahiers et faites le point, l’histoire canonique du XXe siècle demeure une succession de mouvements en rupture les uns avec les autres mais dont sont exclues les femmes. C’est un monde sans femmes « en tête d’affiche », auquel la commissaire répond par une exposition historique 100% féminine.
« Démasculiniser » le terme d’avant-garde
Il fallait bien remettre l’Eglise au milieu du village. Des expositions ont certes accompagné le mouvement dans les années 70 ou l’ont plus tard établi, Bad Girls il y a plus de vingt ans et WACK! Art and the Feminist Revolution, il y a dix ans. Mais cette exposition, qui va ensuite voyager en Norvège, en République tchèque puis à New York, entend surtout « démasculiniser » le terme d’avant-garde, tout en rendant hommage à la créativité et à la subversion dont ont fait preuve des artistes en revendiquant le plaisir féminin et en évaluant, détournant, moquant les rôles assignés à la femme.
Dans un parcours ultra-cohérent, organisé en 4 sections : Mère et femme au foyer ; Alter-Ego ; Sexualité ; Normes de beauté, l’exposition présente des œuvres d’artistes phares ou moins connues, ayant autant marqué leur époque que les artistes d’aujourd’hui et qui continuent de déstabiliser. Ainsi on repérera bien dans l’exposition quelques adolescents gloussant devant les œuvres exsudant de désir sexuel de Renate Bertlmann ou un visiteur plus mature grimaçant face à la performance d’auto-mutilation de Gina Pane.
Déconstruire le genre
Avec une approche ordonnée et didactique, Avant-Garde féministe souligne les lignes de fuite du mouvement, démontrant que de part et d’autre de l’Atlantique, souvent sans se connaître, les artistes ont emprunté des chemins formellement similaires, pour prôner leur émancipation et déconstruire le genre. Birgit Jürgenssen et Helen Chadwick sont toutes deux vêtues de tabliers en forme de cuisine. De nombreux artistes ont employé la métaphore de la prison pour dénoncer l’oppression de la femme, se sont couvertes de fils ou de pansements pour dénoncer leur silence (Elaine Smith, Françoise Jannicot, Annegret Soltau, Renate Eisenegger) ou encore ont mis en scène des identités fictives, comme Lynn Hershman Leeson ou Cindy Sherman.
Les artistes ont de fait souvent été les premières à s’intéresser au genre et à l’envisager non comme une nature mais comme une construction et une performance. Alors vêtue d’un pantalon ajouré au niveau du pubis, l’artiste Valie Export adopte en 1969 les comportements masculins, dont le désormais bien connu manspreading. Avec Gestures, en 1974, l’artiste Hannah Wilke mime quant à elle des gestes féminins intériorisés.
Expériences plurielles
Le mouvement féministe des années 70 a permis de soulever des questions jusque-là inédites, mais l’exposition témoigne aussi que ce mouvement peinait, à quelques exceptions près, à adresser les multiples dynamiques de domination de femmes. Avant-Garde féministe est pour cause une exposition historique, s’intéressant au féminisme à ces débuts. De nouvelles stratégies intersectionelles s’inventent aujourd’hui pour retranscrire non pas l’expérience de « la femme » mais les expériences plurielles des femmes, parfois quadruplement discriminées par leur sexe, leur statut social, leur couleur de peau et leur orientation sexuelle. Les expositions historiques de demain seront – on l’espère – mixtes, croisant les luttes féministes, masculines mais aussi les combats de celles et ceux qui remettent en cause la division stricte entre masculin et féminin.
Avant-Garde féministe des années 1970 de la Sammlung Verbung, ZKM, Karlsruhe, Allemagne 11 novembre – 11 avril 2018 //Stavanger Art Museum, Stavanger, Norway 15 juin- 14 octobre 2018 //Dům umění města Brna, Brno, Czech Republic 11 décembre 2018 – 3 mars 2019 // International Center of Photography, New York City Septembre 2019 – janvier 2020
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