La guerre moderne est une guerre de l’image. En diffusant de spectaculaires enregistrements de saccages d’œuvres d’art, les terroristes mettent en scène la mise à mort de l’altérité. L’artiste Jean-Pierre Raynaud s’interroge sur la portée politique sociale de la destruction des créations artistiques.
Le 22 juin, une vidéo était postée sur la chaîne Vimeo du centre d’art Izolyatsia situé à Donetsk en Ukraine : une séquence de quelques secondes à peine, fortement pixelisée, où l’on assistait à l’explosion d’une cible sous les cris de liesse de combattants en treillis. Ce que l’image tremblotante ne permet pas forcément de distinguer au premier abord, c’est qu’il s’agissait d’une ancienne cheminée d’usine surmontée d’un gigantesque tube de rouge à lèvres.
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Commandée à l’artiste camerounais Pascale Marthine Tayou par le centre d’art, l’œuvre, Make Up! (2012), commémorait le courage des femmes ayant participé à la reconstruction de Donetsk au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, alors en ruine suite à l’invasion allemande.
Un centre d’art au cœur des affrontements
Or depuis le printemps dernier, et l’annexion de la Crimée par la Russie, Donetsk est à nouveau mise à sac. Car la ville, que les pro-Russes proclamaient l’an passé “République populaire”, se situe en pleine zone rebelle, où les combats se poursuivent malgré une trêve nationale signée en septembre. Les cris que l’on entend dans la vidéo ? Ceux des militants du groupuscule Donetsk People’s Republic (DRP), combattants de la cause russe, qui ont par la suite revendiqué la destruction.
Ce n’est pas la première fois que le DRP prend pour cible l’art contemporain, ni que le centre d’art Izolyatsia, connu pour son soutien affiché aux pro-Européens, en fait les frais. Si la destruction de Make Up! avait été portée à notre connaissance par un communiqué de la Galleria Continua-Le Moulin – la galerie de l’artiste basée en France –, l’occupation du centre d’art par le DRP débutait en juin 2014, dans une relative indifférence des médias étrangers.
Comme le rapportent les directeurs en exil d’Izolyatsia via un communiqué publié sur leur site, les espaces de centre d’art ont été transformées en lieux de détention. Quant aux œuvres qui n’ont pu être évacuées à temps, elles été détournées en cibles d’entraînement, vendues au poids, ou utilisées pour construire des barricades dans la ville. Parmi les œuvres à avoir connu ce sort, des sculptures de Daniel Buren, Kader Atttia, Cai Guo Qiang ou encore Leandro Erlich.
Les statues meurent aussi
Certains blogueurs ukrainiens n’hésitent pas à comparer les destructions du DRP ukrainien avec la mise à sac de sites archéologiques par Daesh au Moyen-Orient. Et la politologue et activiste ukrainienne Kateryna Kruk de se fendre d’un tweet lapidaire : “Apparemment, le DRP considère que Daesh est un bon exemple.”
Pas plus tard que le 3 juillet, on apprenait via des photos postées sur internet que Daesh s’était livré à de nouvelles destructions, proclamant avoir cette fois réduit à néant une demi-douzaine de statues dans la cité antique de Palmyre en Syrie, alors que les médias arabes sont nombreux à qualifier le conflit de “guerre des statues”.
Quand la guerre se gagne par l’image
Quel lien, alors, entre un tube de rouge à lèvres et l’effigie d’un dignitaire politique ? Ce constat : que la guerre, plus que jamais, se gagne par l’image. Les stratégies de mise en scène sont rodées : Daesh, rapporte le New York Times, fait connaître ses destructions par des photos avant/après. Quant au DRP, nul doute qu’une explosion est plus spectaculaire qu’un simple démontage de l’œuvre. Il ne s’agit plus d’escamoter les insignes d’un pouvoir que l’on cherche à faire disparaître, mais de faire montre d’une démonstration de force, de produire une image qui soit à même de choquer les consciences. Et particulièrement les esprits occidentaux, alors que l’art, dans les sociétés sécularisées, agrège les ultimes particules de sacré.
La logique du spectacle est à ce point poussée à son paroxysme que beaucoup en viennent à douter, dans certains cas, de la destruction effective des œuvres, dont on suppose pour certaines qu’elles auraient plutôt été revendues à des contrebandiers, toujours selon le New York Times.
“Une image équivalente à une bombe atomique”
Pour l’artiste français Jean-Pierre Raynaud, l’image de la destruction d’une œuvre d’art est d’une violence “équivalente à une bombe atomique”, comme nous en avons pris violemment conscience avec les premières images des saccages de Daesh. Le sujet qui le concerne tout particulièrement, puisqu’il a appris, il y a une dizaine de jours, que l’on avait fait exploser l’une de ses œuvres, Dialogue avec l’histoire, offerte en 1984 par Jacques Chirac à la ville de Québec. Nul acte terroriste ni de vandalisme, puisqu’il s’agissait d’une statue installée sur la place publique, et que la mairie, face à de lourds travaux de restauration en perspective, a choisi de détruire. Sans prendre la précaution de consulter son auteur.
La méthode a de quoi choquer : cette destruction, nous explique-t-il, il l’a apprise par les médias québecquois. Et de déplorer : “Aujourd’hui, on n’apprend pas les choses par les personnes susceptibles de donner l’information, mais par l’information elle-même”. De surcroît, cette destruction a eu lieu “devant un public, comme s’il s’agissait d’un divertissement”, s’insurge-t-il, alors que la plupart des restaurations ont lieu derrière des protections.
C’est cette dramaturgie qu’il dénonçait déjà dans un communiqué publié suite à l’événement :
“Il faudrait réfléchir… Pourquoi un dérisoire bloc de ciment et de marbre suscite malgré le silence qu’il cultive, une telle violence ? Comment une jetée en pâture a-t-elle pu se produire en place publique, accompagnée d’une dramaturgie, par pelleteuse interposée en action ? Ici le voyeurisme n’est pas innocent […] Si Daesh fracassant des statues antiques nous choque autant, c’est à travers la scénographie de mise à mort de ma stèle que s’est joué mon procès.”
En détruisant des œuvres, c’est la différence qu’on met à mort
Interrogé à propos de l’interprétation à donner à cette ribambelle de destructions-spectacle, il est sans appel : détruire les œuvres est une manière de niveler les différences dans les sociétés. La démolition en elle-même, il l’a déjà pratiquée lui-même en tant que geste artistique. En 1969, il construit La Maison, une structure entièrement carrelée de céramiques blanches, une maison habitable et un lieu de ressourcement auquel il donne le statut d’œuvre d’art, qui deviendra le cœur de sa pratique. Jusqu’en 1993, où il décide de la détruire, et de filmer cette destruction pour en faire une nouvelle œuvre.
Si la destruction à Québec l’interpelle, c’est donc en raison de son instrumentalisation politique : “Lorsqu’on détruit l’une de mes œuvres ce n’est pas Jean-Pierre Raynaud qui est le problème, c’est la différence, l’indésirable.” Il poursuit : “Les œuvres d’art ne sont pas faites pour être aimées ou non, mais pour exister. Leur destruction a une portée politique et sociale. Elles sont le reflet de l’intolérance de la société, d’une société qui dit ‘pas chez nous’.”
Et d’avancer : “Cette destruction d’œuvres en place publique, cette scénographie de la mise à mort, ce n’est pas le bûcher de Jeanne d’Arc, mais on n’en est pas loin… ” Une tonalité que l’on retrouvait déjà chez Irina Bokova, la présidente de l’Unesco qui, dans un communiqué du 2 juillet à propos des saccages de Daesh, ne mâchait pas ses mots. Et allait jusqu’à parler d’ “épuration culturelle”.
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