L’agence Magnum Photos a 70 ans ; l’occasion de puiser dans ses archives les traces d’une aventure visuelle mythique, conférant à la photographie le statut d’un geste à la fois documentaire et artistique.
Il existe encore des personnes dans le monde qui lorsqu’on leur parle de Magnum vous répondent « à la vanille ». Certes, elles restent assez rares, tant Magnum convoque aussitôt, à sa suite, comme l’exigeait Henri Cartier-Bresson, le mot “photos“. Magnum Photos demeure un mythe ; Magnum, “c’est la photographie“ même, suggère Clément Chéroux, conservateur en chef pour la photographie au musée d’art moderne de San Francisco, qui signe, avec Clara Bouveresse, un livre imposant à l’occasion des 70 ans de l’agence, Magnum Manifeste (Actes Sud).
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
De Capa à Cartier-Bresson
Référence absolue du photojournalisme depuis sa création le 22 mai 1947 à New York par Robert Capa, Henri Cartier-Bresson, George Rodger, William Vandivert et David Seymour, Magnum est restée, en dépit de ses transformations, fidèle aux principes qui animèrent ses reporters à l’origine. Aujourd’hui encore, dans le tourbillon des images pléthoriques du début du XXIème siècle, l’agence sait d’où elle vient, de quoi elle procède et tente, au mieux, de prolonger et pérenniser une certaine idée d’elle-même. Une certaine idée de la manière de défendre un collectif, de regarder le monde, d’associer au geste journalistique – celui de Capa (pour le dire vite) – un geste artistique – celui de Cartier-Bresson (pour le dire simplement).
La photo comme œuvre d’art et comme document
La richesse de l’agence, comme l’analysent Chéroux et Bouveresse dans Magnum Manifeste, c’est la façon dont Magnum “a fondé son magistère sur la capacité de ses photographes à se frayer un chemin entre la photographie comme œuvre d’art et la photographie comme document“. C’est tout le sens de cette épopée visuelle décisive de la seconde moitié du 20ème siècle : affirmer en acte qu’une photographie peut tout à la fois exprimer la sensibilité particulière d’un regard et porter témoignage. Ce tropisme peut sembler aujourd’hui évident pour beaucoup. En 1947, et durant les décennies suivantes, il fallait pourtant oser l’inventer, le mettre en pratique. Décliné en en trois chapitres, correspondant à des périodes charnière – 1947-68 : les idéaux de l’après-guerre ; 1969-89 : un monde qui se fragmente ; 1990-2017 : un monde en mutation et en péril -, le livre retrace de manière précise la manière dont se déploya, dans un entrelacement de transformations et de continuités, cette longue traversée historique.
Dans un autre livre décisif – tel “l’instant“ de Cartier-Bresson -, Histoire de l’agence Magnum, l’art d’être photographe (Flammarion), issu de sa thèse de doctorat, Clara Bouveresse précise que l’épopée de Magnum est “bien plus que la somme des individus qui le constitue“. En dépit des ego hypertrophiés qui ont traversé son histoire, longuement décrits dans les deux livres, quelque chose de plus grand que les photographes eux-mêmes a résisté. Par-delà les personnalités, les regards, les styles, les idiosyncrasies multiples, un socle commun a tenu, indexé à un partage d’expériences. Le mythe de l’agence se construit sur ce dépassement ; il en définit le cadre, même si, comme le souligne Clara Bouveresse, ce mythe reste “un atout stratégique, façonné avec élégance depuis des années“. Tout en rendant « un hommage critique au mythe en retraçant sa genèse pour ensuite mieux le contourner et poser à Magnum de nouvelles questions“, l’auteur éclaire parfaitement la vitalité constante de cette coopérative hors norme, toujours soucieuse d’organiser en son sein des débats permanents, parfois hystériques. Une manière, peut-être, de conjurer de longs moments de solitude durant les reportages, par l’usage intensif de la parole, au retour. Comment définir ce qui fait un “bon“ photographe ? Chaque année, les membres de l’agence se posent la question au moment d’élire les nouveaux élus, sans toujours partager les mêmes critères. Henri Cartier-Bresson ne comprenait pas, par exemple, l’esthétique de Martin Parr. Personne, au fond, ne possède la recette de ce que Clara Bouveresse appelle “l’art d’être photographe“.
L’auteur interroge dans sa thèse les sources de l’aventure, avant qu’elle ne devienne une “académie“ – la propagation du mythe Magnum et les dix premières années d’existence -, avant d’étudier le renouvellement de la fin des années 1950 à 1981. L’auteur analyse aussi comment l’académie revendique son immortalité de 1981 à nos jours, revient sur l’histoire des femmes au sein de l’agence (Eve Arnold, Inge Morath, Martine Franck, Susan Meiselas, Mary Ellen Mark…). L’essai éclaire enfin en quoi Magnum, en redéfinissant la valeur économique des images et leurs usages commerciaux, invite à repenser le rôle des “communs“. Presque comme une avant-garde politique, autant qu’esthétique, à l’heure de l’économie collaborative.
Les 70 ans de Magnum offrent aussi l’occasion d’une passionnante exposition au BAL, proposée par Diane Dufour, ancienne directrice de l’agence à Paris, Magnum Analog Recovery. Puisant dans un fonds inédit de milliers de tirages cartoline envoyés aux agents européens de Magnum pour diffusion à la presse, de 1947 à la fin des années 1970, la commissaire de l’exposition dévoile une part supplémentaire de l’épopée de l’agence. “J’ai éprouvé une joie intense à parcourir ces boîtes en flâneur, déambulant dans la grande histoire comme dans celle de chaque photographe, comme on parcourt un album de famille, vaste comme le monde et intime comme un miroir de poche“ précise Diane Dufour. “Quelques icônes, choisies au milieu de beaucoup d’autres, y côtoient une matière brute plus rare : des pépites peu ou jamais publiées, parfois oubliées des photographes eux-mêmes“.
« Nous sommes des témoins du transitoire »
Outre de revenir sur des événements marquants de cette seconde moitié du 20ème siècle, l’autre intérêt de l’exposition est de rappeler l’importance des mots que les photographes exprimaient sur leur travail. Tous évoquent la question centrale de leur position, éthique, politique, sensible, sur la question du regard et du témoignage. Le plus grand d’entre tous, Henri Cartier-Bresson, disait ainsi : “ la tâche du photographe ne consiste pas à prouver quoi que ce soit par rapport à un événement humain. Nous ne sommes pas des propagandistes ; nous sommes des témoins du transitoire“. Cela fut dit, cela fut vu, cela fut admiré.
Les 70 ans de Magnum sont aussi le moment d’un changement capitalistique. L’agence vient d’accueillir pour la première fois les fonds de deux investisseurs extérieurs, via la création de la filiale, Magnum Global Ventures (MGV), afin de mieux “planifier l’avenir“ et d’investir dans “de nouvelles opportunités éditoriales et commerciales offertes par la technologie numérique“, a expliqué David Kogan l’actuel patron de Magnum. Et confirmé que les deux nouveaux venus – l’entrepreneuse Nicole Junkermann, co-fondatrice du site de poker et de paris sportifs Winamax et Jörg Mohaupt, investisseur privé -, siègeront au conseil d’administration de la filiale. La structure restera détenue par les membres de la coopérative. “Nous souhaitons que Magnum puisse fêter ses 100 ans“, a ajouté Kogan. Ce ne sera pas alors un simple anniversaire, mais un jubilé. Le sacre d’une idée de la photographie qui aura traversé, contre vents (politiques) et marées (visuelles) un siècle entier, sans un seul selfie dans ses archives.
Jean-Marie Durand
Magnum Manifeste, sous la direction de Clément Chéroux, en collaboration avec Clara Bouveresse (Actes Sud, 420 pages, 49 euros)
Histoire de l’agence Magnum, l’art d’être photographe, par Clara Bouveresse (Flammarion, 372 p, 35 euros)
Magnum Analog Recovery, exposition au BAL, jusqu’au 27 août
{"type":"Banniere-Basse"}