Pendant un an, de 1964 à 1965, le photographe David McCabe a suivi celui que l’on n’appelait pas encore le pape du pop art. Lors d’une visite de l’exposition « Warhol Underground » au Centre Pompidou Metz où sont exposées certains de ses clichés, il se souvient des débuts de la Factory, de la construction du mythe Warhol, ainsi que des rencontres avec des créatures fantasques nommées Salvador Dali, Mick Jagger ou Robert Rauschenberg.
En 1964, David McCabe a 24 ans. Depuis quatre ans à peine, il a quitté Leicester en Angleterre pour New York. En tête, un rêve tenace : devenir photographe. Déjà, les premiers contrats avec les prestigieux magazines du groupe Conde Nast se profilent. Entre leurs pages, ceux-ci veulent des stars, les étoiles naissantes comme les astres incandescents : de ce côté-ci de l’Atlantique, la celebrity culture est en marche. Ébloui, il voit défiler devant son objectif les plus grands : Woody Allen ou encore Robert Redford.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
En revanche, celui qui l’appelle un jour pour lui proposer de documenter sa vie est encore un quasi inconnu. Quelques photos test plus tard, l’affaire est entendue : un an durant, David McCabe se coulera dans les pas d’Andy Warhol. Il se fera son ombre, sa mémoire et son confident. Il capturera les rencontres extravagantes avec les idoles de celui qui, dès l’âge de dix ans, commençait une collection de photos dédicacées des vedettes d’Hollywood. Et se mêlera à la faune bigarrée de la Factory, cette autre usine à rêve qui s’installe la même année sur la 47th Street. Utopie plus sombre mais non moins effervescente, œuvre d’art totale où se réinventent, simultanément et inextricablement liées, la création, la fête et la défonce.
La Silver Factory : à parts égales studio de production et phalanstère
Là, dans le Lower East Side, à quelques rues d’écart, se trouvent déjà réunis les principaux protagonistes de la scène underground new-yorkaise prête à éclore. Celle qui chamboulera le cinéma (l' »expanded cinema »), la peinture (le pop-art) et la musique (le proto-punk, puis le punk). Aux Jonas Meckas, John Cage, Stephen Shore, Merce Cunningham, Lou Reed, Franck Stella et tant d’autres qui se croisent sporadiquement, la Factory va donner un lieu. Un ancrage. Car la Factory, dans ses premières années, que l’on appelle alors Silver Factory, c’est l’« Open House » dont se souviennent Lou Reed et John Cale sur Songs for Drella : une maison ouverte à tous, à parts égales studio de production et phalanstère.
Voilà la période sur laquelle revient l’exposition Warhol Underground au Centre Pompidou Metz, qui s’attache à montrer la rupture esthétique amenée par la Silver Factory. Son modèle, rappelle Emma Lavigne la commissaire de l’exposition, n’est pas uniquement celui des studios de cinéma d’Hollywood, l’analogie la plus fréquente. A l’arrière-plan de cette œuvre d’art totale, on retrouve les échos du club Le San Remo, mais aussi l’influence déterminante de la Judson Dance Theater, une école de danse qui, en 1962, s’installe dans une église désaffecté, et où naîtra la post-modern dance, sous l’égide d’Yvonne Rainer, Simone Forti ou encore Lucinda Childs.
A la Silver Factory, tous les arts se mêlent. Et inventent une décennie : en 1964, les illusions des Swinging Sixties vacillent déjà ; ce sont les 70s désabusées qui se profilent, dans le sillage de la mort des utopies ; l’héroïne qui prend la place du LSD ; et à l’horizon, la noirceur proto-punk qui se laisse présager.
1964 : « l’avenir, l’espace, les astronautes »
Le backstage de la construction du mythe, David McCabe en détient les tirages. On le rencontre déambulant au milieu de la scénographie adéquatement foutraque du Centre Pompidou Metz, où les murs de l’expo précédente, 1984-1999. La décennie, ont été gardés tels quels, recouverts des feuilles d’aluminium argenté caractéristiques de la Silver Factory. Les repères perceptifs habituels vacillent. Le lieu devient un gigantesque miroir hanté par les reflets des Superstars de l’univers warholien. De ce procédé, inventé par le photographe Billy Name pour faire du lieu un espace de vide absolu, coupé de l’extérieur, happant tout ce qui s’y passait, le maître des lieu dira : « C’était sans doute les amphétamines, mais c’était le moment idéal pour passer à l’argenté […], l’argenté, c’était l’avenir, l’espace, les astronautes ».
« Dali dirigeait tout. Je voyais qu’Andy était totalement choqué »
Alors que le parcours fait la part belle à la documentation photographique, regroupant plus de 150 photographies d’anciens locataires de la Factory, David McCabe, en revoyant ces clichés, les siens mais aussi ceux de Stephen Shore, Nat Finkelstein, Billy Name ou encore Steve Schapiro, se souvient :
« Quand je n’étais pas à la Factory, je travaillais dans mon propre studio situé juste à l’angle de la rue. Andy avait coutume de me passer un coup de téléphone. Il disait : ‘Je rencontre Salvador Dali cet après-midi, ça te dirait de m’accompagner ?’. Bien entendu, j’étais là en moins de deux minutes. A l’époque, Dali était un immense artiste, tout le monde savait qui il était. Andy, lui, était encore essentiellement connu comme graphiste. C’était avant qu’il fasse les Flower Paintings, les sérigraphies et les portraits d’actrices de cinéma, qu’il débutera en 1965. Que Dali accepte de le rencontrer n’était d’ailleurs pas anodin.
Nous sommes donc allés chez lui. On entre. Dali passait de l’opéra à plein volume : impossible d’avoir une conversation. Il prend Andy par les épaules, le fait asseoir sur une chaise, et place sur sa tête une immense coiffe Inca dont il était en train de se servir pour un tableau. Puis il pointe sa canne vers moi, pour me donner l’ordre de prendre une photo.
Toute l’après-midi s’est passée comme ça. Dali dirigeait tout. Je voyais qu’Andy était totalement choqué : d’habitude, c’était toujours lui qui faisait la loi. Il y avait du vin, et il s’est mis à boire verre sur verre. Je ne l’avais jamais vu boire avant. A un moment, Gala, la femme de Dali, sort de la chambre à coucher. Je pense qu’elle voulait être sur les photos avec Andy. Mais Dali refuse, et la chasse avec sa canne. Toute la session était totalement dingue. Surréaliste. »
« Je me rappelle très bien la rencontre avec Mick Jagger »
De la première section dévolue à la Silver Factory, le parcours de l’expo se prolonge vers une seconde partie intitulée « Vinyles ». Au mur, les nombreuses pochettes de disques conçues par Warhol, qu’il concevait comme des œuvres d’art à part entière. Il en réalisera au total quarante-six, considérant que ces éditions multiples permettaient de toucher le plus grand nombre, en accord avec sa philosophie de la dématérialisation de l’art. Il y a là, trônant en bonne place, l’« album à la banane », dont on oublie souvent le titre, effacé par le visuel devenu culte. Il s’agit de The Velvet Underground & Nico de 1967.
« Je me rappelle très bien la rencontre avec Mick Jagger, s’enthousiasme David McCabe. C’était le premier voyage des Stones en Amérique, et Andy était ravi de pouvoir enfin les approcher. La soirée se passait dans le superbe appartement de la socialite Baby Jane Holzer, l’une des Warhol Superstars, qu’il a fait jouer dans certains de ses films. Il y avait là le tout-New York. En voyant Mick Jagger, Andy s’approche de moi, et murmure dans mon oreille : ‘David, tu crois que Mick a une banane dans sa poche ?’. Et moi de lui répondre : ‘Qu’est-ce que tu veux que j’en sache ?‘. C’est drôle, parce que je pense que c’est ce qui a inspiré la pochette du disque qui est ici, la plus célèbre de toutes ! »
Les premières années de la Factory, un temps béni qui durera peu
Instants historiques, mais aussi instants volés, comme la scène de baiser entre Warhol et le danseur étoile Rudolf Noureev dans l’ascenseur de la Factory. La visite de Judy Garland, vénérée par Warhol. Ou encore la partie de Monopoly avec Robert Rauschenberg, l’un et l’autre en passe de devenir des peintres phares du pop art, alors que tous deux rivalisaient d’ingéniosité pour amasser le plus d’argent de pacotille. Faisant dire à Warhol, en quittant l’appartement de Rauschenberg une fois la partie terminée, que sa Factory était, de toute manière, bien plus grande que le studio du rival.
Tant de moments éphémères consignés qui, ensemble, déroulent la fresque granuleuse et à fleur de peau d’un temps béni qui durera peu : en 1968, la militante féministe radicale Valérie Solanas s’introduit à la Factory, et tire sur Warhol. Il en réchappe, mais l’attentat entraîne une autre mort. Une mort symbolique : la Silver Factory, l’argentée, la futuriste, l’insouciante, n’est plus. Lorsqu’elle renaît de ses cendres, elle arbore le visage méconnaissable, dur et fermé, de la seconde Factory, dès lors professionnalisée et fermée au public. L’utopie cède la place à l’agence de publicité. Entrevue, la mort des utopies est définitivement entérinée.
David McCabe : « Je ne raconterai pas les anecdotes les plus salaces »
A propos de cette effervescence que David McCabe a vécue tous les jours, on ne peut que s’interroger sur les instants vécus sans photos. De documentation, le mythe Warhol n’en manque pas, connu qu’il était pour tout enregistrer – maniaquement, mécaniquement –, comme par peur de se confronter sans filtre au réel. Ni son magnétophone, ni son appareil photo ne le quittaient jamais. Le pionnier du cinéma expérimental Jonas Meckas aura pour le décrire ces mots : « Une passoire au maillage extrêmement précis permettant de tout filtrer ». L’exposition du Centre Pompidou diffuse d’ailleurs les enregistrements audio de Warhol, si prolifiques qu’une grande partie conservée au Warhol Museum à Pittsburgh n’a pas encore été exploitée. Mais n’y a-t-il pas eu, voudrait-on savoir, des occasions ratées, des fulgurances sublimes qui ne subsistent que par le souvenir ?
« Je ne raconterai pas les anecdotes les plus salaces », s’amuse McCabe. « En règle générale, chaque fois que je ne prends pas une photo, je le regrette après. Du coup, je shoote toujours, même si je choisis parfois de ne pas me servir du tirage après. Il y a eu cette fois où Warhol avait été invité à passer le week-end dans la fameuse maison de verre de l’architecte Philip Johnson dans le Connecticut. Je devais le rejoindre tôt le matin.
Arrivé sur place, impossible de trouver la porte d’entrée de ce gros bloc de verre. Je fais le tour, et je vois dans le jardin le pavillon réservé aux invités, avec une grande fenêtre hublot. Je jette un œil, et j’aperçois Andy au lit. Avec cette fenêtre, la composition était parfaite, mais j’hésite un instant, j’avais l’impression d’être un peu intrusif. Andy me voit, il s’assoit dans le lit. Et là, je vois apparaître une autre paire de mains, puis deux yeux qui me fixaient depuis l’intérieur du hublot. C’était David Whitney, qui à l’époque était l’amant de Philip Johnson. A ce moment précis, mes doigts étaient sur l’obturateur. Et cette photo, je l’ai faite ».
Quarante ans après, le mythe Warhol n’a pas fini d’être écrit
Le projet de Warhol était de faire un livre des photos prises par McCabe. Or à la fin de l’année, lorsqu’il essaye de le faire publier, impossible de trouver preneur : Warhol n’était pas assez connu. On ne documente pas une légende encore en train de se faire. Ce livre aurait pourtant été le premier. 40 années durant, McCabe garde les négatifs dans un tiroir. Sa propre carrière prend de l’ampleur : il travaille pour Vogue, Life, Harper’s Bazaar, The Times. L’aventure de la Factory est mise de côté pour un temps. Jusqu’au jour où le Warhol Museum à Pittsburgh entend parler du projet de livre avorté, et rachète les négatifs. En 2003, le livre est enfin publié : A Year in the life of Andy Warhol sort chez Phaidon.
Parmi la profusion d’images, de sons, de personnages, de lubies et de coups de génies de cette poignée d’années, parmi toute cette documentation encore en grande partie inexploitée, il faut s’attendre à des découvertes majeures. Jonas Meckas disait encore que parmi toute la matière brute amassée par Warhol, « quelques images, quelques sujets restaient pris dans le tamis de son esprit, de ses yeux, et devenaient son art ». Après une exposition consacrée aux Time Capsules de Warhol au Mac à Marseille au printemps dernier, des boîtes (au nombre de 612) dans lesquelles il amassa, sa vie durant, divers objets du quotidien, la rentrée artistique promet la découverte de quelques autres pépites inédites.
Le Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris présentera, pour la première fois en Europe, les Shadows (1978-79), un « décor disco » de toiles sérigraphiées d’une centaine de mètres de long. Juste en face, le Palais de Tokyo confiera à l’artiste Ugo Rondinone le soin d’évoquer l’underground new-yorkais à travers le poète John Giorno, proche de Warhol et à jamais immortalisé sous les traits du bel endormi de l’iconique film Sleep.
Ingrid Luquet-Gad
Warhol Underground, du 1er juillet au 23 novembre au Centre Pompidou Metz
Warhol Unlimited, du 2 octobre 2015 au 7 février 2016 au Musée d’art Moderne de la Ville de Paris
Ugo Rondinone. I love John Giorno, du 21 octobre 2015 au 10 janvier 2016 au Palais de Tokyo
{"type":"Banniere-Basse"}