A Avignon, Arthur Nauzyciel adapte le roman de Yannick Haenel consacré à Jan Karski. Nous l’avons accompagné à Varsovie et à Auschwitz, où le metteur en scène d’origine polonaise et son équipe se confrontaient aux traces de la Shoah
Parmi la foule des visiteurs de toutes nationalités et des groupes d’adolescents polonais, Teresa, notre guide, nous entraîne dans la visite des blocks de brique rouge transformés en musée. Dans l’une des salles, une carte relie Auschwitz à toutes les villes d’Europe d’où parvenaient les convois des déportés.
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“On ne parle jamais assez du nombre de personnes qui ont participé à la réalisation du plan des nazis. Les Juifs de Salonique ont même dû payer un ticket pour faire le voyage, précise Arthur Nauzyciel. Les trains venaient de quatorze pays d’Europe et c’est avec les chemins de fer nationaux que les Juifs ont été acheminés jusqu’ici, dans des wagons à bestiaux. A cette époque, Auschwitz était le centre de l’Europe.”
Un block est consacré aux effets personnels et aux cheveux coupés des déportés, considérés par les nazis comme une source de matière première. Dans une grande salle, d’immenses empilements de chaussures, une monstrueuse pelote de lunettes enchevêtrées, des collections de valises et une montagne de cheveux derrière des vitres… Les chaussures broyées devenaient des courroies pour les moteurs, les cheveux servaient à la réalisation des tissus ou à la fabrication du feutre.
“Auschwitz 1 était un camp de concentration. On y mourait affamé, de froid ou du typhus. On y mourait battu à mort ou d’une balle dans la tête, d’une piqûre de phénol dans le coeur à l’infirmerie, pendu ou fusillé à la prison. Vingt fois par jour, le hasard faisait que l’on pouvait être assassiné ou vivre encore quelques heures.”
Nous reprenons la voiture pour parcourir la distance qui sépare Auschwitz 1 du camp de Birkenau, appelé aussi Auschwitz 2. Cent soixante-douze hectares de terre marécageuse morcelés en plusieurs unités fermées par une clôture de hauts poteaux en béton et des kilomètres de barbelés électrifiés. Les déportés étaient entassés à plus de quatre cents dans des baraques en bois, en fait des écuries préfabriquées prévues pour une cinquantaine de chevaux. Ici, la mort devenait une industrie dans un process terrifiant qui menait sans transition la plupart des déportés du quai où ils descendaient des trains jusqu’aux chambres à gaz et aux fours crématoires.
Il ne reste presque plus rien à Birkenau, seule subsiste l’immensité hallucinante d’un paysage vide entièrement dédié à l’extermination des humains.
“On ne peut pas passer des millions de personnes dans des fours pour les transformer en cendres et en fumée sans qu’il n’en subsiste rien. Tout ça s’est déposé sur les feuilles des arbres, a glissé avec la pluie, a servi d’engrais et se retrouve dans les légumes que l’on mange. En se déplaçant sur cette terre, on sait bien que l’on marche à chaque pas sur un cimetière. C’est encore dans l’air que l’on respire à Varsovie et pas seulement en Pologne, je le ressens aussi à Paris. Quand je suis ici, je me dis que les chances étaient infimes pour que je me retrouve un jour à raconter cette histoire.”
Avec son roman, Yannick Haenel pose la question de la fin du témoignage de la Shoah par les vivants. Représentant d’une génération qui voit disparaître les derniers déportés, Arthur Nauzyciel utilise le roman pour s’interroger sur la manière d’être encore aujourd’hui un témoin. “Le livre me permet de me connecter à une réalité très difficile à appréhender. A travers le fait que l’on savait depuis 1942 ce qui se passait en Pologne et qu’on a laissé faire, le roman rappelle une vérité qui est finalement assez peu connue. On n’a rien tenté pour éviter ce qui s’est passé à Auschwitz et dans le ghetto de Varsovie. Le message porté par Karski aurait dû sauver des vies, au lieu de ça, il est resté inscrit dans son corps dans l’attente d’un résultat. Là est le tragique du destin de Jan Karski : après avoir tout tenté pour convaincre les alliés et avoir publié aux Etats-Unis son autobiographie, Mon témoignage devant le monde, dès 1944, il s’est finalement retranché durant trente-cinq ans dans le silence parce qu’il n’avait pas réussi à se faire entendre.”
Arthur Nauzyciel appréhende d’abord le texte de Yannick Haenel comme l’expression d’une urgence à continuer, par tous les moyens, à faire passer le message de Jan Karski. “Comme Claude Lanzmann l’a fait en interviewant Karski dans son film Shoah, comme Karski lui-même l’a fait en écrivant son autobiographie, et comme Yannick Haenel le fait en relatant ces deux étapes et en se plaçant sur le terrain d’une fiction littéraire pour créer une autre façon de témoigner. La décomposition du texte en trois temps liste les formes possibles du témoignage. Elle ouvre aussi le champ à la mise en place d’un dispositif théâtral et nous invite à en inventer d’autres, car il faut prolonger ce geste-là.”
Ainsi, les fils de la mémoire et ceux du temps présent s’entremêlent. Depuis sa décision de monter ce roman au théâtre, Arthur Nauzyciel avait, sans savoir pourquoi, la certitude qu’il ferait des claquettes sur scène.
“C’est à Varsovie, en me replongeant dans le cahier où mon oncle Charles a consigné le récit de ses trois ans passés à Auschwitz, que j’ai compris pourquoi j’avais eu cette intuition des claquettes. Charles était âgé de 15 ans quand il a été déporté et il avait la chance de porter une bonne paire de chaussures… Elles lui avaient sauvé plusieurs fois la vie alors qu’il était embrigadé dans les “Kartoffel Kommando”, où les déportés tiraient des “Trages” dans la boue et la neige, sortes de brouettes en bois sans roues remplies de pommes de terre, et où chuter signifiait le plus souvent mourir avec une balle dans la tête. Un jour, un kapo le priva de ses chaussures et Charles dut porter les claquettes en bois des déportés.”
Cet acharnement à tant vouloir apprendre à faire des claquettes venait enfin de prendre sens.
Patrick Sourd
Jan Karski (Mon nom est une fiction) d’après le roman Jan Karski de Yannick Haenel, du 6 au 16 juillet (relâche le 10) www.festival-avignon.com
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