Quand la fiction vient soutenir le réel : en se projetant dans la figure d’Antigone, des femmes du camp de Chatila au Liban témoignent de leur vécu de réfugiées et de leur fuite de Syrie ou de Palestine. Bouleversant.
Sortir des images d’actualité, du nombre toujours grossissant des réfugiés syriens qui fuient leur pays en guerre, masse anonyme sans autre histoire que celle, partagée, collective, de l’exil, de la perte et de l’espoir de recommencer à vivre ailleurs. Et entrer dans l’intimité d’histoires particulières, racontées face au public par des femmes syriennes et palestiniennes, réfugiées dans le camp de Chatila à Beyrouth. Des récits tissés et noués ensemble à travers un motif qui, à la fois les réunit et leur donne un statut irréductiblement singulier : celui d’Antigone, la rebelle, qui résiste et s’oppose au roi Créon qui interdit l’inhumation de son frère Polynice.
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Le spectacle du metteur en scène syrien Omar Abusaada, créé au festival de Beyrouth en 2015 avec le dramaturge Mohammad Al Attar, prend doublement la forme d’un journal intime où s’entrecroisent leur histoire et le récit du processus de création d’Antigone of Shatila par ces femmes qui se projettent tour à tour dans la figure d’Antigone, et dans celles de sa sœur Ismène, de son amant Hémon, de son frère Polynice, du messager Tirésias ou du tyran, le roi Créon.
La possibilité d’un « je » qui témoigne de la perte de ses proches et raccorde sa douleur à celle d’Antigone, moins pour lui donner un sens que pour affirmer celui de sa résistance à la tyrannie, de son désir de faire exister ses disparus dans l’agora du théâtre. Pour Omar Abusaada, ce projet s’inscrit dans un parcours qui, depuis toujours, fait frayer le théâtre avec des non-professionnels en situation d’enfermement ou d’exil. Avec sa compagnie Studio créée à Damas, il a animé nombre d’ateliers dans des villages syriens ainsi que dans des prisons et des camps de réfugiés, de l’Egypte au Yémen, de l’Irak à la Jordanie.
Des récits portés par l’espoir
Il raconte la genèse d’Antigone of Shatila : “Notre première rencontre avec les femmes a eu lieu dans le camp de Chatila à Beyrouth. Ce camp a été établi en 1949 pour abriter les réfugiés palestiniens après la perte de la Palestine en 1948 et la proclamation de l’Etat d’Israël. Soixante-cinq ans après sa création, le camp avec ses ruelles étroites et insalubres, ses maisons entassées, est aussi devenu le refuge de milliers de Syriens ayant fui la guerre pour rejoindre les 15 000 réfugiés palestiniens entassés sur une superficie d’environ 1 km2.
”Pendant les répétitions, les femmes nous ont apporté leurs histoires : des histoires de pertes, celles de leurs enfants, de leurs frères, de leurs maisons. Mais aussi des photos charmantes des petites villes dispersées dans toute la Syrie. Elles ont apporté des larmes abondantes, beaucoup de rires aussi, et n’ont eu de cesse de nous rappeler que nos Antigone s’accrochaient à la vie et résistaient au désespoir. Contrairement à l’histoire d’Antigone dont on connaît la fin, leurs histoires se poursuivent et les derniers chapitres ne sont pas encore écrits. Elles sont toujours portées par leurs espoirs. »
La transplantation de tous ces deuils dans une figure tragique qui acquiert une dimension mythique a eu d’abord un sens social. C’est la question qu’elles posent d’emblée, se rappelant du jour où elles ont appris qu’un metteur en scène cherchait des femmes pour monter un spectacle, se demandant en quoi pouvait consister cette « aide par le théâtre ».
Très vite, pourtant, l’aventure leur procure un espace et un temps essentiels, infiniment précieux, où leur histoire existe d’autant plus qu’elles ont la charge de la transmettre et que celle des autres leur fait écho. Mise en perspective et résonance. Effet miroir et reconnaissance de soi dans l’autre. Ecoute et prise de parole. Echange et responsabilité partagée.
Rallier le réel à la fiction
A cette composante fondamentale, rallier le réel à la fiction, les conjuguer l’un à l’autre, s’ajoute une mise en scène aussi juste que forte. La rangée de chaises qui les attend et où elles prennent place ne reste jamais statique. En fonction de leurs prises de paroles, elles se déplacent et les chaises marquent dans l’espace les trajectoires de leur exil. Projetés en fond de scène, les dessins des costumes qu’elles ont imaginé pour chaque personnage, et les films tournés dans les décombres d’immeubles du camp de Chatila, sont là pour rappeler qu’ici, le processus de création contient déjà tout entier la représentation qui se déroule sous nos yeux. Au point qu’envisager la fin de l’aventure leur est douloureux et nous pose de manière tangible notre responsabilité d’Européens face à leur sort.
https://vimeo.com/111457644
Organisées dans le cadre des Rencontres à l’échelle de Marseille par les Bancs Publics, la venue d’Antigone of Shatila s’est heurtée à des difficultés : « Malheureusement, la moitié des femmes qui ont participé au spectacle à Beyrouth n’ont pas pu être des nôtres aujourd’hui, indique Omar Abusaada à Marseille. Et ce, pour des raisons de force majeure, d’ordre familial ou d’ordre administratif. Nous pensons aux Syriens coincés dans les pays voisins et dont la plupart – notamment pour ces mêmes raisons – se précipitent aujourd’hui à la mer dans l’espoir de sortir de l’enfer des camps et des conditions misérables du déplacement ; après avoir tout perdu en Syrie. »
Si le spectacle bouleverse tant, c’est qu’il opère ce que le réel leur refuse : faire entendre leur histoire et réaliser ce que Tchekhov résume si bien dans Platonov : “Enterrer les morts et réparer les vivants.”
Antigone of Shatila, mise en scène Omar Abusaada, dramaturgie Mohammad Al Attar. Les 1er et 2 février, festival de Lessingtage. Thalia in der Gausstrasse, Hambourg.
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