Au Confort moderne à Poitiers, Daniel Turner porte un regard sur le monde industriel, ses déchets, et plus largement sur la toxicité de nos sociétés, en perpétuelle transformation.
Ce ne sont clairement pas les enjeux relatifs aux classes socio-économiques défavorisées qui agitent aujourd’hui tout le petit monde de l’art contemporain, comme sous perfusion de problématiques – certes cruciales – relatives aux identités, au post-colonial, au genre, à l’anthropocène ou encore à la technologie. On veut décentrer, décentrer, nous dit-on, mais in fine, les sujets d’attention tendent, semble-t-il, à s’homogénéiser dans cette sphère de l’art – et dans ce monde – plus que jamais globalisée. Pour le meilleur et pour le pire.
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La question des populations laissées en marge du « progrès » est présente, c’est indéniable, mais apparaît somme toute secondaire. (Un clé d’explication se situerait-elle dans l’origine dans l’origine sociale des acteurs de l’art ?) Ce sujet a sans doute été largement abordé et représenté par le passé, avant que les classes sociales ne se trouvent éclatées et que les luttes communautaires et individuelles ne remplacent celle des classes. Mais cette situation sociale et économique, différente d’il y a 100 ans, demeure une réalité. Exit la lutte des travailleurs ou le conflit bipolaire entre patronat et ouvrier. La pauvreté n’a pas pour autant été éradiquée, et il reste des régions et des populations frappées de plein fouet par la désindustrialisation et laissées sur le bas-côté de la route. Comment s’emparer de cette nouvelle donne ? L’art contemporain a-t-il quelque chose à dire ?
Une archéologie productrice d’objets
C’est en tout cas le cas de Daniel Turner – pas littéralement mais de biais – dans ce lieu incroyable d’art et de musique qu’est le Confort Moderne à Poitiers. Né en 1983, cet Américain nous enjoint à scruter le sol sous nos pieds, contaminé jusqu’à la moelle par les décombres du passé et d’autant plus visibles dans les marges des grands centres financiers. Le geste n’est pas mélancolique, ni un commentaire sur la fin de l’industrie ou encore un apitoiement sur le passé flamboyant des fonderies et aciéries. Sous fond d’anthropocène et de tech, il s’agit, en premier lieu, d’ établir un constat : l’industrie lourde aux Etats-Unis ou en Europe, dont l’apogée se situe pendant les Trente Glorieuses, demeure encore opérante, quoique à l’agonie. En transition, elle a migré vers les pays non occidentaux. Elle est contemporaine. Et les conséquences de ce capitalisme industriel sur l’environnement et les modes de vie sont plus que tangibles. Partout à la surface de cette Terre polluée.
Daniel Turner a grandi en Virginie sur des terres sinistrées et au milieu des déchets que son père traitait (c’était son job). Et c’est bien ce paysage post-apocalyptique, cette dynamique de travail et de recyclage qui ont nourri l’appréhension d’un monde à la dérive de cet artiste. L’enjeu ne réside pas dans l’ambition de raconter une détresse ou de faire le portrait du monde ouvrier mais plutôt dans la volonté de sonder les psychés d’un monde industriel, dont les méthodes administratives, autoritaires et les productions polluantes sont encore à l’œuvre aujourd’hui. Et cela avec modestie, peu de moyens, en partant du bas, de la matière, des restes (l’artiste collectionne notamment des poignées de portes de vieux frigos sales) envisagés comme autant de micro-pièces à conviction témoignant de ce qui se joue à grande échelle.
» Rien ne se perd rien ne se crée, tout se transforme «
Mais alors, qui y a t-il donc dans cette expo ? Au final pas grand-chose, une tâche couleur rouille et deux grosse barrettes en acier. L’artiste a été fouiller dans les ruines du monde (une décharge), nouveau cortex de l’inconscient refoulé des sociétés. Il y a trouvé des poutres standardisées, tordues, écaillées et rouillées balancées par le Confort Moderne lors de la rénovation du lieu. Il a réduit en poudre des centaines de kg d’acier, les a distillés dans de l’acide et pulvérisés au sol. Résultat : une mare chimique asséchée, iridescente et fossilisée. Un sublime spectacle apocalyptique. Une scène de crime. Les murs du Confort Moderne, qui viennent d’être repeints après une longue période de travaux, exsudent à nouveau leur passé. Comme un suaire, non pas du Christ mais de l’humanité.
Autour de cette mare éphémère, une table retrace l’histoire administrative du hangar de l’expo et deux barres, de plus de 150 kg chacune, compactent ce gros tas de ferrailles ramené par l’artiste. Plus tôt cette année, Daniel Turner avait d’ailleurs réalisé une œuvre similaire pour son expo à la galerie Allen, compressant cette fois-ci du mobilier d’hôpitaux psychiatriques. Entre sculpture minimale et production industrielle, ces barres sont les traces énergétiques et radioactives de l’histoire. Aussi rigide et lourde que le poids et la violence de la standardisation et de l’administration.
Dans cette tension entre masse solide (les barres) et dispersion éphémère (la tache) , entre système statique et circulation sans règles, Daniel Turner étire ou condense le temps, transforme la matière. Il semble en fait montrer ce jeu de la « destruction créatrice », concept forgé par Joseph Schumpeter en 1930 pour décrire la mécanique de l’économie capitaliste, ne cessant de rendre obsolète et d’anéantir dans le but de produire du neuf au nom de la croissance économique.
Pulvériser et détruire, transformer et créer, c’est bien ce que Daniel Turner entreprend ici mais à partir de matériaux disponibles et en recyclant. Un geste d’alchimiste – qui métamorphose le pauvre en valeur – et celui d’un ouvrier. A la fois travailleur et archéologue, il scrute nos restes, produit, propose, transforme car bien que l’air soit chargé de souffre, l’artiste est tourné vers l’avenir.
Daniel Turner (IPN) – Commissariat : Sarina Basta – Confort moderne – Jusqu’au 13 Juillet 2018, Du lundi au vendredi de 12h à 18h, le samedi et dimanche de 15h à 17h30.
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