La nouvelle exposition de la collection Pinault explore le regard des artistes sur eux-mêmes. Un état des lieux stimulant, des années 1970 à aujourd’hui.
Livrée à une transe étrange, mobile, douce et silencieuse, une jeune femme, couverte de peinture noire, s’agite entre des murs blancs : une danse indéterminée qui emprunte ses gestes à une ancienne chorégraphie de Joséphine Baker.
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Il n’y a que cette vidéo de l’artiste Lili Reynaud-Dewar (I Am Intact and I Don’t Care) qui traduise explicitement le programme de la nouvelle exposition de la Collection Pinault à la Punta della Dogana à Venise, dévoilant 145 œuvres de 32 artistes, des années 1970 à nos jours : Dancing with Myself.
Le manifeste de Billy Idol
Outre cette performance conduisant la danse vers une forme d’abstraction (une danse abstraite, comme l’on parle d’une peinture abstraite), aucune œuvre ne prend vraiment la danse au pied de la lettre, en écho à la chanson-manifeste de Billy Idol qui traverse secrètement l’imaginaire juvénile de l’exposition.
La danse du corps dont il est question renvoie ici plus à l’idée d’un jeu avec soi, d’un mouvement avec sa propre identité, flottante ou explosée. Il s’agit moins au fond de danser que de percuter, de chorégraphier sa vie que de la questionner. Troubler le genre, troubler le regard, troubler l’idée même que l’on se fait de soi.
“L’image ou le corps de l’artiste ne sont pas tant le sujet” des œuvres exposées que “l’instrument avec lequel” les artistes traitent d’enjeux politiques, expliquent d’une même voix les deux commissaires de l’exposition Martin Bethenod et Florian Ebner.
Autoportrait de l’artiste en bougie ou la société de consumation
De l’autoportrait au travestissement, de la performanceà l’art corporel…, de multiples médiums abritent la chair et la peau comme la matière même d’un geste artistique intime happé par ce qui le dépasse, le recouvre ou l’étouffe.
Dès l’entrée dans la première salle de la Punta della Dogana, on mesure bien que les artistes sculptent moins leur “ego” par vanité qu’ils ne l’invoquent par anxiété. Traversant un rideau de perles rouges et blanches de Felix Gonzalez-Torres (Untitled (Blood), évocation des globules du sang des malades du sida), les visiteurs vénitiens font face à deux sculptures magistrales d’Urs Fischer (Untitled) – autoportrait de l’artiste sous la forme d’une bougie fondant peu à peu –, et d’Alighiero & Boetti (Autoritratto), portant à bout de bras un jet d’eau pour éteindre son feu intérieur. D’emblée, le visiteur plonge dans ces eaux troubles où les conduisent les artistes qui projettent l’idée de leur trépas.
Entre exhibition et effacement
Mais à ces sculptures pétries d’une mélancolie fiévreuse succèdent des mises en scène de soi, où l’artiste s’ouvre à d’autres types d’expériences, où soudainement l’ironie, la distance et la gesticulation prennent le pas pour suggérer des égarements infinis.
“Dancing with myself’, ce n’est pas “looking at myself” ni “talking about myself”, précise Martin Bethenod, insistant sur la cohérence d’une collection centrée sur l’idée de l’autoreprésentation plutôt que sur l’autoportrait, dont les œuvres maîtresses de Gilbert & George, Maurizio Cattelan, Charles Ray ou Martin Kippenberger forment des indices réjouissants.
Un geste inauguré dans les années 1920 par Claude Cahun
Tous les artistes présents ne cessent ainsi de jouer avec leur corps, oscillant entre exhibition et effacement, entre excavation des viscères et effleurement des surfaces. Certains le triturent, comme Steve McQueen tripotant son téton entre le pouce et l’index pendant dix-huit minutes dans une vidéo (Cold Breath).
D’autres le travestissent, comme Cindy Sherman, livrée depuis quarante ans à la réinvention permanente d’elle-même en puisant dans d’autres modèles l’inspiration d’une identité mutante (mais solide). Un geste inauguré dans les années 1920 par Claude Cahun et dans les années 1950 par Marcel Bascoulard, artiste fascinant et étrange maniant l’art du travestissement dans les rues de Bourges…
Une danse macabre à la fois subtile et électrique
Le parcours suggère de bout en bout la possibilité de ces dialogues secrets entre les œuvres – Cindy Sherman et Claude Cahun ; Paulo Nazareth et Lee Friedlander ; Nan Goldin et LaToya Ruby Frazier, Ulrike Rosenbach et Lili Reynaud-Dewar… – comme le signe manifeste d’une circulation entre les œuvres d’art elles-mêmes au cœur d’un langage qui les rassemble.
Outre de danser avec elles-mêmes, les œuvres s’interpellent entre elles (un dialogue qui est aussi celui entre la Collection Pinault et la collection du Museum Folkwang d’Essen, d’où sont issues certaines des œuvres présentées).
Au centre de ce parcours à la fois subtil et électrique, l’une des plus belles salles rend hommage au travail émouvant de Roni Horn (a.k.a., acronyme de “also known as” soit “également connu comme”) qui, à travers des autoportraits en diptyque pris à des époques différentes de sa vie, interroge les écarts entre toutes les images de soi altérées par le temps. De ce rêve ou ce souvenir d’une identité enracinée, il ne reste que des bribes et les éclats d’un corps trop élastique pour rassurer sur sa supposée unité.
A la mesure des visages fluctuants de Roni Horn, Dancing with Myself éclaire la fameuse “crise du sujet” dont l’art, au diapason de la pensée à la fin du XXe siècle, a abrité les secousses. Toutes les œuvres disséminées, minées de l’intérieur, racontent le deuil d’un sujet souverain, autonome, doté d’une identité fixe, pour lui substituer, par l’image, un individu composite et multiple, tenu de s’inventer sans cesse pour conjurer la tristesse de son évidement.
C’est moins une danse des morts qu’une danse de la survie qui envahit la Punta della Dogana, et l’on aurait presque envie de danser sur du Billy Idol ; c’est dire le pouvoir magique, voire démoniaque, qu’elle fait souffler sur l’esprit troublé du spectateur.
Dancing with Myself Jusqu’au 16 décembre, Punta della Dogana, Venise
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