Il est enfin possible de découvrir le formidable travail de la photographe américaine, qui a fait de l’intime le cœur de son geste artistique.
Il ne pouvait, ce mois-ci, y avoir d’autres choix que celui-là : l’épais volume qui rassemble les self-portraits que Melissa Shook (1939-2020) a pris quotidiennement dans son appartement du Lower East Side à New York entre 1972 et 1973. Soit l’édition, cinquante ans après, d’un travail majeur, qui n’avait pas été suffisamment montré jusqu’ici. La découverte de cette série, en novembre dernier, à Paris Photo a été l’occasion d’un choc unanimement partagé : qu’est-ce que ce geste ? Comment l’histoire a-t-elle pu passer à côté d’une telle évidence ? On s’est toutes et tous posé la question. Le livre, qui montre pas moins de 192 photographies, la repose, mais avec plus de poids.
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Il est impensable qu’il ait fallu attendre novembre 2023 pour découvrir Melissa Shook pour la première fois en France. Impensable, à voir ce livre, qu’elle n’ait même pas eu de son vivant une exposition personnelle en dehors de New York et de Boston, où elle passa le reste de sa vie à enseigner la photo. Sur l’occultation des artistes femmes, la photographie n’est peut-être pas le pire des domaines, avec de très grandes photographes, très vite, dès le début (Julia Margaret Cameron), y compris dans les rangs virils, un rien matamores, du photoreportage (Gerda Taro, Lee Miller, Susan Meiselas, Françoise Demulder…).
La photographie, c’est sa grandeur et sa modestie, a rapidement été à tout le monde et pour tout le monde ; c’est d’abord l’outil d’une démocratie. Ce n’est donc pas l’accès à l’outil qui coince ici, mais l’étape suivante, celle qui permet aux femmes d’exposer leur travail, d’autant plus quand celui-ci est solitaire, intimiste. Là, c’est une autre paire de manches. Les curateurs ont longtemps été des hommes, et devant un geste comme celui-ci, de répétition, de scansion, de doutes, de silence, de transmission du féminin, on imagine les sarcasmes : petite musique du quotidien, idéalisation de sa propre personne, stade du miroir pas dépassé… Même le soutien de l’influent curateur du MoMA John Szarkowski, qui l’avait repérée en premier, n’a pas suffi à l’imposer.
Il y a des ponts qui se perdent. D’autant qu’aujourd’hui, on perçoit dans ce livre un dialogue, imaginaire mais grandiose, avec une autre artiste de sa génération : Chantal Akerman. Devant les images de Melissa Shook, on retrouve le régime de nudité généralisé qui marquait la même année Je, tu, il elle, le premier long métrage de la cinéaste belge : même blanc du mur, même blanc aveuglant de la lumière du jour qui vient frapper la chambre. Même blanc de la peau quand elle se met totalement à nu devant l’objectif. Le blanc d’une certaine vérité, frôlée.
Akerman filmait pour sa mère ; c’est à elle qu’elle envoyait ses News from Home. Le projet de capturer, pendant un an, une image de soi honnête du quotidien, Melissa Shook l’a conçu pour sa petite fille. On y perçoit le témoignage de quelque chose qui se transmet de femme à femme, et qui très longtemps n’a pu se dire que dans l’intimité. Faire ces images, c’est déjà casser ce silence, sortir de la maison, du secret. En se montrant à sa fille telle qu’elle est, sans mise en scène, dans une splendide immédiateté, Melissa Shook a ouvert une nouvelle dimension de la représentation des femmes.
Daily Self-Portraits 1972-1973 de Melissa Shook (TBW Books), 400 p., 56 €. En librairie.
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