On fête cette année le centenaire de dada, un des courants d’art les plus subversifs et décisifs du XXe siècle. Zurich où est né ce mouvement éruptif propose de multiples expositions et manifestations.
On y était ! Au numéro 1 de la Spielgasse de Zurich, vendredi 5 février 2016, le Cabaret Voltaire, berceau mythique du mouvement Dada, fêtait ses 100 ans. Cet après-midi là, avant l’ouverture des hostilités à 18 h, il régnait sur les deux étages de ce café partiellement reconstitué au début des années 2000 une étrange effervescence.
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La faute au printemps précoce (« Mais le 5 février 1916, il faisait déjà 17 degrés« , nous ont affirmé des Zurichois bien renseignés avant d’ajouter, en dignes héritiers dada : « On était déjà en plein dérèglement climatique !« ) mais sans doute plus encore à l’esprit toujours vivace des dadaïstes qui élurent domicile dans ce troquet exigu où trône encore un buste en plâtre du vénérable Voltaire, un bar bien fourni, un piano, une cheminée et, désormais, de multiples affiches, dessins, reproductions ou photographies qui attestent d’un passé joyeux, débridé, à rebours de l’ambiance lourde qui pesait alors sur l’Europe tout entière.
On connaît les noms de ces réfugiés, clandestins, anarchistes ou déserteurs venus des quatre coins de l’Europe pour fuir la guerre : le Roumain Tristan Tzara bien sûr mais aussi les Suissesses Hannah Höch et Sophie Taueber Arp, Jean Arp, le mari franco-français de cette dernière, et encore les Allemands Hugo Ball, Emmy Hennings ou Richard Huelsenbeck bientôt rejoints dans les années qui suivront par Picabia, Duchamp, Schwitters ou Hausmann. Dada, résume avec un brin de provocation l’un des commissaires de la rétrospective Dada Universel au Musée national, Juri Steiner, « fut donc inventé par immigrés et des exilés« .
Mais tout commence donc ici, au Cabaret Voltaire, cette énigme, cette « kaaba des avant-gardes » pour reprendre l’expression de Juri Steiner. De la soirée inaugurale du 5 février il ne reste quasiment aucune trace, pas de films, de rares archives photographiques, on se la raconte, on se la transmet sur le modèle du téléphone arabe. L’histoire retiendra que le nom Dada, lui, a été trouvé trois jours plus tard, le 8 février, au hasard des pages d’un dictionnaire même si, comme le rappelle le spécialiste des avant-gardes Henri Béhar, dans l’ouvrage de référence qu’il consacra avec Michel Carassou à l’histoire Dada, la paternité du nom suscita de multiples revendications et autant de polémiques.
C’est Jean Arp, « en sa qualité de témoin de la première heure » qui y mit un terme avec un humour parfaitement Dada :
« Je déclare que Tristan Tzara a trouvé le mot DADA le 8 février 1916 à 6 h du soir ; j’étais présent avec mes 12 enfants lorsque Tzara a prononcé pour la première fois ce mot qui a déchaîné en nous un enthousiasme légitime. Cela se passait au café Terrasse à Zurich et je portais une brioche dans la narine gauche. Je suis persuadé que ce mot n’a aucune importante et qu’il n’y a que des imbéciles et des professeurs espagnols qui puissent s’intéresser aux dates ».
Merci pour eux. La légende est en marche.
Dada : un pied de nez
Dada donc, c’est avant tout un pied de nez : aux imbéciles et aux atrocités de la guerre, au repli nationaliste et à toutes les conventions artistiques. C’est surtout une déferlante qui va embrasser les foyers artistiques de l’Europe : du Monte Verità sur les bords du lac Majeur, base arrière de Dada Zurich pour tous les amateurs de bains de soleil et d’air pur et les leçons de danse de Rudolf Von Laban ; Paris bien sûr où Tzara importe Dada en 1920 après avoir entretenu une longue correspondance avec Francis Picabia et publié ses poèmes dans les revues SIC et Nord-Sud et encore Berlin où Raoul Haussmann, surnommé le “dadasophe” créera une antenne Dada en 1918 avant de s’exiler dans le Limousin pour fuir la montée du nazisme. Sans oublier Dada Madrid et Dada New York, satellites éphémères mais bien réels du poulpe dada.
C’est cette histoire d’un Dada de la globalisation avant l’heure, qui s’étend comme une marée joyeuse, impertinente, que raconte en partie la très convaincante exposition Dada Globe au Kunsthaus de Zurich.
Modeste en taille, ambitieuse dans le fond tant il fut difficile (et ce malgré l’aide du MoMA où l’exposition ira ensuite) de retrouver la trace de tous les documents, collages et croquis, elle propose de reconstituer un projet avorté initié par Tristan Tzara : un livre « global » qui prendrait la température de l’Internationale dadaïste. Aux murs donc, des lettres en pagaille, des dessins sur des bouts de nappe, des collages plus ambitieux mais que du beau monde qui, par le monde entier, répond présent à l’appel Dada.
Une boule de flipper
Au Musée national, l’exposition Dada Universel joue la carte d’une lecture plus vaste, plus didactique, qui embrasse toute l’histoire et toutes les problématiques Dada. Si l’on peux regretter les choix de mise en scène (une succession de boîtes en verre, comme autant de mausolées dans lesquels s’empoussièrent des fétiches dadaïstes – mettre Dada en cage, on n’a pas idée), reste que cette exposition, bien fichue par ailleurs, recèle de trésors et de trouvailles : les masques Dada de Marcel Janco, très informés par l’art nègre, la revue de presse Dada d’André Breton, un savon au lait baptisé Dada et encore une machine à café en forme de dynamite, un dodo taxidermé qui rappelle celui de Lewis Carroll (le dodo – souvenez-vous c’est cet oiseau qui meurt de ne pas voler), un costume Darth Vador avant l’heure, dans une confusion assumée des époques et des genres, et quantité de lettres et de cartes postales qui témoignent des échanges très fournis entre les dadaïstes.
Sans compter une « boîte » consacrée aux surréalistes, Breton, Aragon Soupault, biberonnés au dadaïsme mais qui surent ouvrir les portes à d’autres continents : les rêves et bien sûr l’écriture automatique. Une autre dédiée aux situationnistes et à leur dérives urbaines que les commissaires de l’exposition inscrivent parmi les héritiers nombreux de Dada. Et même un dernière ensemble dans lequel il est question du mouvement punk, un « dirty dada » tardif en somme. « L’idée était de faire un collage, raconte Juri Steiner de faire du spectateur une boule de flipper« .
Retour au Cabaret Voltaire
A la fin des années 90, l’histoire a bien failli mal tourner pour le Cabaret Voltaire, le QG historique et mythique des dadaïstes. Swissville, filiale d’une caisse d’assurance retraite (!) vient de racheter les lieux pour en faire des appartements. Finalement la mobilisation d’une soixantaine de néo-dadaïstes et les efforts de la ville de Zurich obtinrent gain de cause avec la création d’une maison Dada pour un prix de location annuel de 315 000 francs (291 000 €).
Aujourd’hui le lieu, redevenu un café et un lieu de spectacle et d’expositions, est dirigé par Adrian Notz qui faisait part le 12 février dernier dans la presse suisse d’un nouveau projet qui permettrait définitivement de sauver le temple dada des menaces financières : vendre le Cabaret Voltaire à un (très) riche collectionneur comme on vendrait un chef-d’œuvre.
« Ce serait bien de transformer le Cabaret Voltaire en une résidence pour des artistes à même de gérer le lieu et de lui donner une dimension plus internationale. Ce serait un geste fort pour l’art. Le marché de l’art est si fou en ce moment que ça pourrait fonctionner ! », a ainsi déclaré Adrian Notz avant d’ajouter:
« Vous n’achèteriez pas un Van Gogh pour le découper et en faire un tapis parce que vous savez que c’est une œuvre d’art. Dans le même ordre d’idée, vous n’auriez pas l’intention de changer quoi que ce soit dans le Cabaret Voltaire ».
Toujours est-il que depuis début février et pendant trois mois l’heure est à la fête au Cabaret Voltaire qui célèbre les 100 ans de Dada autour d’une programmation de performances et de happening. L’artiste Una Szeemann, fille du grand commissaire d’exposition suisse Harald Szeemann a conçu pour l’occasion une petite scène en cuivre, « un matériau conducteur », précise-t-elle, qui accueillera chaque semaine des projets de Garrett Nelson, Thomas Hirschhorn, Monica Bonvicini ou Lili Reynaud Dewar.
L’idée : retrouver la débauche d’énergie qui animait en 1916 et jusque dans les années 20 Emmy Hennings (et ses shows aux titres poétiques, Attrape-Mouche ou Désespoir des fêtes), Richard Huelsenbeck et ses mises en scène furibardes ou Hugo Ball et ses « poèmes sans mots ».
Par ailleurs Una Szeemann présente sous la forme d’un immense papier peint mais aussi d’une édition limitée grand format une partie des archives de son père, « qui eut lui aussi un passé de cabarétiste » et notamment tous ses projets non réalisés autour d’Hugo Ball, de son « musée des obsessions » ou des « machines célibataires« . Des manifestes Dada produits par des artistes du monde entier sont aussi à disposition du public sur les marches du podium.
Les festivités Dada, hormis un détour (au musée d’Ethnologie) par un « Dada Africa » ; une expo autour de Raoul Haussmann qui vient de débuter au musée de Rochechouart près de Limoges et encore une rétrospective Picabia dans la foulée de l’exposition Dada Globe, se poursuivront cet été à l’occasion de la biennale d’art contemporain itinérante Manifesta qui fait cette année – centenaire oblige – escale à Zurich.
L’artiste Denis Savary et le chorégraphe Jérémy Tran proposeront ainsi une performance inspirée d’une marionnette de Sophie Taueber Arp tandis qu’une plateforme flottante, The pavilion of Reflections, amarrée dans le lac de Zurich, constituera le point névralgique de cette onzième édition orchestrée par Christian Jankowski et placée cette année sous un signe à la fois résolument anti et totalement Dada tant il semble iconoclaste : What People Do For Money: Some Joint Ventures. Tout un programme.
Dada Universel du Musée national de Zurich, jusqu’au 28 mars.
Dada Globe au Kunsthaus de Zurich, jusqu’au 1er mai.
Le Cabaret Voltaire, 1 Spielgasse, Zurich
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