Star montante de l’art contemporain, archéologue du présent, exégète de la ruine et vandale revendiqué, le jeune artiste français s’incruste à Beaubourg.
Une poésie de l’émeute, mais à forte dimension politique, car ces actes de vandalisme individuels, souvent perpétrés par une jeunesse incivile, ne sont rien en comparaison des vandalismes d’Etat qui s’accomplissent à longueur d’année tout autour du globe : démolitions officielles de tours, d’immeubles et d’unités d’habitation autrefois porteuses d’utopie sociale. Vandale, l’artiste est donc aussi celui qui cherche à préserver de la démolition programmée tout un patrimoine architectural contemporain disqualifié par le nouvel esprit du capitalisme.
Portrait de l’artiste en star
Il y a bien sûr ces inévitables photos people, ces images de parties à New York, Tokyo, Paris, ou cette soirée mondaine qu’on lui consacra lors de la dernière Biennale de Venise. Il y a encore cette série de mode publiée dans Jalouse l’an dernier, réalisée par Roman Coppola avec une bande de jeunes branchés new-yorkais. Plus récemment, c’est le photographe culte et trash Terry Richardson qui l’a employé comme mannequin pour la marque fétiche des skateurs, Supreme – signe d’une célébrité montante, fulgurante, avec laquelle il faut savoir composer.
En cela, Cyprien Gaillard donne l’impression d’avoir déjà tout compris du milieu de l’art, de ses codes, de ses limites aussi. De ses premières vidéos explosives, qui remontent à 2003-2004, jusqu’à l’exposition qu’il ouvre aujourd’hui au Centre Pompidou à l’occasion du prix Marcel-Duchamp 2011, il semble mener de façon très serrée sa carrière d’artiste. A Beaubourg, il a d’ailleurs opté pour une exposition très froide, loin de l’image romantique ou révoltée qu’on veut souvent lui prêter. De chaque côté de l’Espace 315 il aligne une sélection des Geographical Analogies, ces Polaroid pris partout dans les ruines du monde et qu’il assemble sous vitrine par association de formes, de sujets, de couleurs. Au centre, il montre une nouvelle série de sculptures : des présentoirs métalliques pour jantes de voitures qu’il est allé trouver chez des garagistes de Lima au Pérou et qu’il ramène au musée comme des merveilles contemporaines, comme des architectures incas du temps présent, ou comme l’équivalent lointain du porte-bouteilles que Marcel Duchamp, au début du XXe siècle, avait acheté au BHV.
A Berlin, en revanche, où il n’est installé que depuis deux ans, Cyprien Gaillard est déjà une vedette incontestable d’une scène pourtant riche en artistes. On le serait à moins : après son expo retentissante et trashissime au KW en avril, pour laquelle il a érigé une immense pyramide de bières bientôt vandalisée par les spectateurs, qui pouvaient y boire les bouteilles et se ruiner la santé en toute liberté, il vient de placer sur le toit d’un immeuble décati de l’ex-RDA la tête en néon d’un chef indien. Le taxi nous l’indiquera, en passant de nuit sur Alexanderplatz, comme une curiosité touristique : dans le ciel de Berlin-Est, la mascotte du club de base-ball de Cleveland, qui se voulait autrefois une moqueuse caricature des Indiens d’Amérique, devient ici un emblème amusé, souriant, revanchard, de la culture mondialisée.
Pour autant, Cyprien Gaillard se mêle assez peu au monde de l’art, de Berlin ou d’ailleurs. Mais surtout, il se garde bien d’être une star du marché, veillant paraît-il à maintenir un prix assez bas à ses oeuvres, préférant sans doute temporiser, miser sur le long terme d’une vie d’artiste plutôt que sur les coups d’éclat du marché. Voilà donc un artiste dont la reconnaissance ne tient pas à des records de vente ni à un jeu moqueur avec le marché de l’art : il doit tout à la puissance de son travail. Et rien n’est plus éloigné de lui que l’attitude cynique d’un Damien Hirst. Enfin, l’artiste fait partie des quatre lauréats du prix 2011 de la Nationalgalerie qui vient de s’ouvrir à l’Hamburger Bahnhof : pour l’occasion, il montre son tout dernier film tourné en Irak.
Portrait de l’artiste en archéologue du présent
Une récente image montre Cyprien Gaillard portant un gilet pare-balles dans le désert irakien. En juin, l’artiste a entrepris de partir à Bagdad pour filmer les buildings modernes de la capitale mais également les vestiges de l’ancienne Babylone. De ces ruines laissées à l’abandon et ouvertes au pillage, il ne reste plus que quelques monticules et murets, les merveilleuses portes bleues d’Ishtar ayant été emportées au début du XXe siècle à Berlin. On peut les voir encore aujourd’hui au Pergamon Museum. Sur place, Saddam Hussein avait entamé une restauration abusive en faisant reconstruire avec des briques nouvelles les murs de la citadelle. Plus loin, il s’était fait ériger un palace très stylé années 80, avec vue sur les vestiges de l’antique Babylone.
En 2003, l’armée américaine a symboliquement choisi d’occuper ce site et d’en faire une base militaire. Les soldats de l’US Army ont creusé là des tranchées, gravé leurs prénoms sur les pierres anciennes. Pour sécuriser leurs checkpoints, ils ont rempli quantité de sacs de sable contenant parfois des bouts de vases ou de tablettes anciennes. Ce sont ces strates de dégradations, ces superpositions de ruines qui s’accumulent sous nos yeux dans le film de Cyprien Gaillard, l’histoire prenant alors la forme d’un cycle continu de destructions et de reconstructions.
Détail technique : dans le convoi blindé qui l’emmenait à travers l’Irak, l’artiste était venu avec une équipe cinéma et une caméra 35 mm, mais a subitement décidé de tout filmer au téléphone portable, et à l’arrache. Un geste léger, mobile, mais également en phase avec les insurgés qui ont filmé au portable les révolutions des pays arabes.
“Tout le film parle d’anachronisme, de lasers, d’hélicoptères et de soldats ultramodernes évoluant dans les murs de Babylone, la première ville du monde. Mais je ne voulais pas juste montrer cette situation magique de l’anachronisme, je voulais que mon film le soit lui aussi. J’ai donc laissé tomber la Sony F3 et mon chef-opérateur pour tout tourner sur mon téléphone portable, et ensuite transférer ce film sur 35mm : l’ultra-nouveau sur l’ultra-ancien, c’est d’une certaine façon très irrévérencieux vis-à-vis du cinéma.”
Survolé par le sample d’un morceau de David Gray justement intitulé Babylon, que les soldats américains diffusaient en boucle à leurs prisonniers irakiens, le film, intitulé Artefacts, s’éloigne du documentaire. Il offre une méditation rêveuse entre les ruines de Berlin et de Bagdad, entre le désert d’Irak et les grands paysages des Etats-Unis et de la Death Valley, dans une distorsion de la géographie et de l’histoire. Portrait de l’artiste en plasticien de l’espace et du temps.
Jean-Max Colard
Cyprien Gaillard jusqu’au 9 janvier 2012 au Centre Pompidou, Paris IVe,