Deux expositions majeures dévoilent la sensualité de gestes picturaux déjouant les règles de l’abstraction de ces deux artistes. Des miracles du tracé et du jeté.
En mettant à l’honneur Cy Twombly (1928-2011), le Centre Pompidou nous met avant tout devant un événement rarissime : un artiste qui dès ses premières toiles, en l’occurence dans les années 1950, trouve un style lui apportant une reconnaissance quasi instantanée.
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Que nous apprend cette rétrospective la plus complète du peintre à ce jour, réunissant 140 œuvres ? Que Cy Twombly aura réussi à hisser l’abstraction expressionniste, née dans le New York de l’après-Seconde Guerre mondiale, hors de son contexte spatio-temporel, alors même que l’on accuse souvent le genre de représenter l’hégémonie culturelle des sociétés occidentales capitalistes.
Ni abstraite ni figurative, son œuvre se tient en équilibre sur le fil gracile de la réconciliation des opposés. Ni peintre ni dessinateur, lorsqu’il griffe la surface de la toile écrue de bribes de mots inscrits à la mine de plomb ou à la cire blanche, c’est autant avec l’écriture automatique qu’avec les graffitis de la Rome antique qu’il renoue.
“Le miracle de Twombly, décrétera le critique Pierre Restany en 1961, c’est précisément d’écrire de cette façon-là, de dé-figurer les symboles, les alphabets et les nombres. Et de n’exprimer que soi, dans la plus stricte exigence de la totalité, une fois accomplie cette révolution du signe.”
Or si, pour se reconnecter à l’éternel mythologique qui demeurera pour lui un réservoir inépuisable, Twombly déménagera à Rome dès 1959, il est une chose que la rétrospective laisse dans l’ombre. Car frémissement de l’être et poésie éternelle ne résolvent pas toute l’équation de l’œuvre de celui qui, tout aussi fondamentalement, fréquenta tout un pan de l’avant-garde du siècle dernier, depuis Robert Rauschenberg à New York, qui fut son amant, jusqu’à Roland Barthes en France, qui lui consacrera des pages sublimes et sensuelles désormais republiées (Cy Twombly, Seuil).
Cet aspect-là, l’érotisme indolent et délicat, l’homosexualité réprimée dans la vie (il se mariera avec une aristocrate italienne) mais toute entière jetée sur la toile, “négligemment, de la main d’un adolescent, quand il se déshabille, exténué, paresseux, indifférent” (les mots sont de Barthes), demeure gommé au Centre Pompidou.
Que l’on choisisse d’y voir ou non une volonté consciente, comme le suppose sur son blog la critique Elisabeth Lebovici, de la Fondation Twombly, cette omission dessert avant tout l’œuvre en la figeant dans une piste de lecture, alors que son papillonnage érudit et lyrique entre des rives contraires annonce déjà le postmodernisme et la délinéarisation tant de l’art que de la vie.
Si Cy Twombly reste une figure majeure et singulière de cette peinture dite “lyrique”, en ce qu’elle affirme la puissance directe de la couleur, de la ligne et de la matière, un autre peintre, Hans Hartung (1904-1989), s’inscrit de manière plus oblique encore dans cette lignée floue et flottante.
Au moment où le Centre Pompidou célèbre Twombly, le Fonds Hélène & Edouard Leclerc pour la culture installé à Landernau, près de Brest, expose une partie magistrale de l’œuvre de ce peintre allemand exilé dès les années 1930 en France.
Selon le présupposé du commissaire de l’exposition Xavier Douroux, codirecteur du Consortium de Dijon, “c’est le bon moment” pour le redécouvrir et saisir la spécificité de son geste dans l’histoire de la peinture abstraite. En 1947, Hartung définissait ainsi son travail :
“Il s’agit d’un état émotionnel qui me pousse à tracer, à créer certaines formes afin d’essayer de transmettre et de provoquer une émotion semblable chez le spectateur. Et puis cela me fait plaisir d’agir sur la toile. C’est cette envie qui me pousse : l’envie de laisser la trace de mon geste sur la toile, sur le papier. Il s’agit de l’acte de peindre, de dessiner, de griffer, de gratter.”
Avec cette exposition Hartung et les peintres lyriques, Xavier Douroux met en résonance les toiles du peintre avec celles d’autres figures de l’abstraction lyrique des années 1950 à nos jours, de Cy Twombly à Willem de Kooning, de Simon Hantaï à Jean Degottex, de Sigmar Polke à Gérard Traquandi…
Ce jeu de correspondances permet de prendre la mesure de la peinture d’Hartung, moins lyrique au sens premier du terme que libérée des règles classiques de l’abstraction. Celle à laquelle se voue Hartung dès ses débuts passe au fil du temps par une grande variation de techniques (pulvérisation de peinture acrylique au moyen d’un spray, grattages, tracés obtenus avec des rouleaux à lithographie).
L’exposition Hartung met en scène cette quête progressive d’une amplitude picturale, même si la délicatesse des toiles du début touche presque plus encore par l’épure de leurs traits faussement enfantins. Si ces traits suivent la vitesse de l’éclair, si ce lyrisme se déploie dans le déchaînement du geste et l’épanchement du moi spontané sur la toile, cette effusion se heurte à une résistance secrète. Une maîtrise de la toile se perçoit, comme si la furie du peintre se fondait dans les élans d’une sagesse rentrée.
D’après Xavier Douroux, “le lyrisme de Hartung n’est pas celui d’une confusion éruptive entre l’art et la vie. (…) Son abstraction reste tourmentée ; elle est faite de trames, de couleurs assez sombres, de fils enchevêtrés.” A la fois concret et lyrique, Hartung cherche surtout à être, de manière méthodique, “présent au tableau”. De telle sorte que le lyrisme d’Hartung est “plus un lyrisme de la méthode que de l’effusion”.
Cy Twombly jusqu’au 24 avril au Centre Pompidou, Paris IVe
Cy Twombly – Orpheus jusqu’au 18 février à la Gagosian Gallery, Paris VIIIe
Hartung et les peintres lyriques jusqu’au 17 avril au Fonds Hélène & Edouard Leclerc pour la culture, Landerneau
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