En invitant une quinzaine d’artistes à la Fondation Pernod Ricard pour une exposition dont il est le commissaire, David Douard questionne la beauté émiettée du monde.
Crumbling the Antiseptic Beauty (“émietter la beauté antiseptique”). Empruntant au premier album du groupe Felt, sorti en 1981, l’intriguant titre de l’exposition dont il est le commissaire à la Fondation Pernod Ricard, David Douard ne se contente pas de rendre un hommage indirect à l’un des plus grands groupes de la scène indie anglaise.
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
L’artiste puise dans le mystère des mots du chanteur Lawrence l’énergie d’un mystère des images et des formes. “Ce qui est beau dans ce titre, c’est qu’on a du mal à comprendre vraiment ce qu’il signifie”, reconnaît-il. “La beauté antiseptique, après la période de Covid, m’évoque un fantasme de beauté, qui là s’émiette, se délite. Dans l’exposition, cela pourrait s’incarner en une forme de résistance envers le réel.” Le réel en question, dont la quinzaine d’artistes qu’il a convié·es pour l’exposition proposent une représentation évasive et élastique, ne l’intéresse qu’à partir du moment où il s’agit d’un réel “affecté par l’imaginaire des artistes”.
Folie légère
Un certain minimalisme affecté domine ainsi le parcours qu’il a imaginé dans l’espace de la Fondation Pernod Ricard. Où l’on erre dans un espace un peu froid et métallique, proche d’une certaine esthétique bureautique, mais un bureau qui serait contaminé par des formes et des sons insaisissables qui perturbent sa tranquillité, qui enchantent sa tristesse.
Le·la visiteur·se peut s’y perdre un peu, voire se prendre les pieds dans le tapis de son inquiétante étrangeté, en glissant par exemple sur les boules de pétanque polies de Marie Angeletti, dont certaines sont marquées de mots comme “luncy” (“folie”) ou “levity” (“légèreté”). Folie légère ; cela pourrait constituer l’un des motifs du parcours, où David Douard ne propose aucune œuvre personnelle, restant dans la position du curator complice des autres, parmi lesquel·les certain·es ami·es (Pascale Theodoly, Clémentine Adou, Garance Früh…) et d’autres jamais rencontré·es mais admiré·es (Isa Genzken, Pascal Doury…).
Sauver l’imaginaire
Pour sa première expérience de commissaire, David Douard a ainsi réuni des œuvres qui, dans la diversité de leurs formes (sculptures, mobilier, installations sonores, photographies, peintures…), évoquent son propre travail dominé par des installations hybrides, éclatées, poétiques, anarchiques, traversées par des élans inconscients, mais rattrapées par un raffinement réfléchi, un peu comme la musique de Felt créait un pont entre l’énergie punk de la fin des années 1970 et l’ornementation de la new wave.
Parlant de cette exposition collective, il tient surtout à défendre une idée qui le poursuit depuis ses débuts : “L’imaginaire, c’est ce qu’il faut sauver.” C’est pourquoi il se méfie, comme artiste autant que comme commissaire, du travail de médiation, largement plébiscité dans le paysage artistique globalisé d’aujourd’hui. Moins parce qu’il se refuserait de poser des mots sur les œuvres (il ne s’en prive pas, au contraire) que parce qu’il ne voudrait pas les écraser de leur poids forcément réducteur.
“Je n’aime pas les éléments de langage”, reconnaît-il, défendant à l’inverse un langage des éléments échappant à toute interprétation immédiate ou univoque. Pour lui, l’art n’a de sens que s’il est prêt à semer le trouble, à ouvrir des pistes, à nourrir les rêves, à muscler des idées. Il mesure très bien que son travail en laisse certain·es sur les côtés. “Souvent, on ne me comprend pas”, avoue-t-il amusé, lucide sur le fait que la poésie recouvrant le monde n’a souvent aucun·e traducteur·rice assuré·e.
Du quotidien surgit la beauté
De l’installation sonore enveloppante de James Richards, Migratory Motor Complex, collage de sources multiples, bruits électroniques, voix chantées et textes mélangés, à la vidéo Potpourri de Morag Keil, en passant par le masque monstrueux de Gabriele Garavaglia, SOS Ground Service, les canapés noir en cuir, peinture acrylique et vernis de Benjamin Lallier ou les céramiques queer de Garance Früh…, une esthétique du quotidien détourné (et retourné) se dessine ainsi, sans que l’on comprenne forcément.
La relative douceur qui domine l’expérience du·de la visiteur·se, confronté·e à l’âpreté des formes, semble s’arracher au cadre d’une mélancolie discrète. Comme si de l’aliénation et de la dureté du quotidien surgissaient parfois des bribes de beauté, émiettées. Ces fragments de dur et de beau, de triste et de vivant, David Douard ne cesse de les triturer depuis sa sortie de l’école des Beaux-Arts de Paris en 2011, en particulier à travers la double forme du graffiti et du fanzine, fondatrice de son geste artistique.
Double pratique qui le poursuit encore aujourd’hui, et le conduit à évoquer la figure de Pascal Doury, graphiste et artiste proche dans les années 1980 du collectif Bazooka, fondateur de la revue de poésie Patate, proche du poète Christophe Tarkos. Comme Doury, dont on découvre ici l’appartement photographié par Jacques-Elie Chabert, Douard joue avec les mots et les images, en produisant chaque jour dans son atelier un fanzine : des brochures agrafées sur lesquelles il consigne tout ce qui lui passe par les yeux et les mains (un poème, un dessin de son fils, une photo…), comme une sorte d’archive en continu de sa vie d’artiste-poète.
Une raison d’exister
Questionner tout, tout le temps, pour faire de sa pensée en mouvement un pot-pourri d’images : David Douard reste fidèle à l’éthique du graffiti en ce sens qu’il constitue à ses yeux un langage de résistance, un outil qui bégaie et déstabilise l’ordre normé des mots. Aspiré par la “présence poétique” qui flotte dans les interstices clairs de l’opacité du monde, il cherche dans les œuvres des autres comme dans ses formes personnelles une raison d’exister.
Obsédé en ce moment par la question de la machine aliénée, de l’IA dégénérée, par le “techno-animisme”, évoquant autant Bruno Latour que Philippe Descola, Thomas Hirschorn que les lettristes, l’écrivain Denis Cooper que le poète Manuel Joseph…, David Douard se méfie de la médiation autant qu’il célèbre les œuvres des autres, assume l’opacité de son langage autant qu’il chérit la transmission à ses élèves de l’École nationale supérieure d’arts de Paris Cergy.
Antiseptique ou pas, ingrate ou pas, la beauté qui l’occupe s’émiette dans le foisonnement des possibilités que lui offrent les espaces, les relations et les mots. Doué et bavard, David Douard nous embarque dans ses flux et son verbe, opaques et lumineux.
Crumbling the Antiseptic Beauty, curatée par David Douard à la Fondation Pernod Ricard, Paris, jusqu’au 13 juillet.
{"type":"Banniere-Basse"}