A La Panacée, Nicolas Bourriaud propose Crash Test, une exposition-manifeste. Vingt-cinq artistes internationaux y rendent compte de l’incidence de l’anthropocène sur leurs pratiques.
“Plomb, cadmium, aluminium, aspirine, oestradiol, soja, pesticide, silicone.” Liste de courses pour cyborg en transition ou bulletin d’alerte à la pollution des nappes phréatiques ? Potentiellement un peu des deux, mais avant tout la composition des œuvres de la série Xenoestrogens de Juliette Bonneviot. A les contempler de loin, la tentation est grande d’attribuer ces rectangles gris ressemblant à de la tôle froissée à un lointain épigone de César.
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Encore un coup d’un sculpteur mâle testostéroné livrant son commentaire sur l’économie post-fordiste, se dit-on par réflexe. Il s’agit de tout le contraire. Encore faut-il oser s’approcher. S’approcher, et oser engager son corps. Se laisser contaminer. Car derrière leur simplicité formelle trompeuse, les œuvres infusent l’espace d’une redoutable puissance chamanico-chimique.
Le renversement du paradigme représentatif
Leur sens, c’est leur matérialité active et le processus d’élaboration dont elles découlent, un complexe alliage de synthétique, d’organique et de minéral. Où le principal composant des couleurs que développe l’artiste est l’hormone xénoestrogène, perturbateur endocrinien imitant l’action de l’œstrogène, principale hormone sexuelle femelle.
Comme le leurre hormonal induit par ces molécules, l’œuvre vient perturber le fonctionnement normal d’un autre organisme : l’art contemporain. Plutôt que de faire de la forme le véhicule du sens, tout découle de la matérialité même. Le paradigme représentatif est renversé. C’est à partir de ce postulat que Nicolas Bourriaud a rassemblé vingt-cinq artistes au centre d’art La Panacée à Montpellier, qu’il dirige depuis deux ans.
“Désormais, l’échelon de base c’est la matière”
En dézoomant, ce n’est pas uniquement l’œuvre de Juliette Bonneviot mais l’espace tout entier qui apparaît comme un champ de force constellé de zones intensives. “Au cours des vingt dernières années, les artistes se sont beaucoup concentrés sur les questions identitaires. Désormais, l’échelon de base c’est la matière”, avance le commissaire.
Depuis la Biennale de Taipei en 2014, Nicolas Bourriaud réfléchit à l’impact de l’anthropocène sur les pratiques des artistes, examinant “comment l’art contemporain tient compte de ce nouveau contrat entre humains, animaux, végétaux, machines, produits et objets”.
Un facteur générationnel
Conclusion d’un cycle, sa nouvelle exposition Crash Test part de la leçon d’humilité adressée à l’homme par l’inexorable contamination de l’environnement. Désormais, la différence entre l’humain, l’animal, le minéral et le synthétique n’est qu’une affaire de dosage. Ce nouveau matérialisme apparaît alors surtout comme un paramètre par défaut, une condition planétaire subie : de quoi en faire un facteur générationnel.
“La dernière exposition générationnelle que j’ai faite, c’était Traffic au CAPC en 1996”, indique l’intéressé. Soit l’exposition qui servira de substrat à la théorisation de l’“esthétique relationnelle”, concept artistique le plus opérant des années 2000. Aux relations humaines succède ici tout l’inverse. Rassemblant des artistes nés au cours des décennies 1980-1990, Crash Test étudie la réalisation de la prophétie de Félix Guattari annonçant dès 1977 l’âge de la “révolution moléculaire”, le sous-titre de l’exposition. Chez les artistes, s’intéresser aux matériaux, leur agencement, leur fabrication ou leur détournement, n’est alors qu’une manière de déplacer l’angle d’attaque, puisque tout environnement porte dès lors la trace du social.
Les “matériaux anonymes” d’un matérialisme posthumain
Dans l’élaboration de l’exposition, trois artistes ont joué un rôle-clé : Pamela Rosenkranz, Alice Channer et Alisa Baremboym. Peu ou pas vues en France, on retrouvait cependant déjà ces artistes dans l’un des moments les plus marquants de l’histoire de l’art de ces dernières années. De l’hiver 2013 à l’été 2014 au Fridericianum à Kassel, les deux expos successives et complémentaires Speculations on Anonymous Materials et Nature after Nature de la curatrice Susanne Pfeffer délimitaient une famille d’artistes donnant à voir ce à quoi pourraient ressembler les “matériaux anonymes” d’un matérialisme posthumain.
Parmi les artistes de Kassel, on retrouve à Montpellier Juliette Bonneviot, Sam Lewitt ou encore Marlie Mul. Crash Test effectue donc d’abord un travail de traduction nécessaire puisque cette histoire récente reste peu connue en France – les deux expos n’étant d’ailleurs pas non plus explicitement citées chez Nicolas Bourriaud.
Ensuite et surtout, Crash Test dote cette histoire d’un ancrage contextuel, en élargissant cette famille d’artistes à des artistes français ou basés en France. Aux côtés des plus confirmés David Douard ou Daiga Grantina sont exposées les œuvres de jeunes artistes fraîchement sortis des Beaux-Arts. C’est le cas des gamètes en verre soufflé de Jeanne Briand, des collages lenticulaires d’Estrid Lutz & Emile Mold ou des machines célibataires de Thomas Teurlai. Qui, en plus de soutenir la comparaison, livrent ici des pièces parmi les plus intéressantes et personnelles.
Crash Test – La révolution moléculaire Jusqu’au 6 mai, La Panacée, Montpellier
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