Depuis quelques années, son œuvre puissante, aussi joyeuse que corrosive, est découverte en France grâce au travail de la galerie Allen à Paris. En marge du monde de l’art, la sœur artiste et activiste Corita Kent, décédée en 1986, s’est appropriée la culture visuelle commerciale afin de véhiculer des messages de paix et s’engager dans les luttes politiques de son temps.
Ce sont des hommes blancs new-yorkais qui portent encore l’étendard du Pop Art américain. Ils s’appellent Andy Warhol, Jasper Johns ou Claes Oldenburg. C’est une vision froide, cynique et distanciée qui façonne aujourd’hui la compréhension de ce mouvement né dans les années 60 en réaction à l’émergence de la société de consommation. Mais tout cela est en train de changer, comme en témoignait récemment l’exposition « Icons that matter » au musée Maillol, présentant des artistes femmes de la côte Ouest des Etats-Unis.
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Car une autre histoire, peu connue encore, existe bel et bien et Corita Kent en fait partie. En marge du monde de l’art, parce qu’elle est une femme qui-plus-est religieuse, cette artiste avait tout -disons le- pour ne pas plaire. Car si au XIIIème siècle, la vocation divine était une banalité chez les artistes, tous reclus dans un convent à la gloire de Dieu, celle de Corita, plus proche de nous, déstabilise encore; si elle ne va pas jusqu’à passer pour un manque de lucidité, de sérieux ou de distanciation critique…Pas de prosélytisme pourtant de la part de cette sœur progressiste née en 1918 en Iowa, même si sa foi reste indissociable de son art, prêchant les valeurs de tolérance mais aussi de résistance face aux inégalités de sexe et de race.
Moderniser l’Eglise
Véritable petite célébrité en son temps (elle fait notamment la couverture de Newsweek), Corita Kent n’a jamais pu rentrer dans une case. Son approche enjouée, émotive et célébratoire de la société de consommation prend le contrepied des attitudes cyniques de ses contemporains du Pop Art. Corita Kent est celle qui a compris la nécessité de s’approprier les langages de la pub, non dans le but de dénoncer ouvertement la société matérialiste, mais au profit de sa créativité débridée et de messages optimistes et engagés.
Corita Kent n’est pourtant pas aveugle sur ce qui se joue à l’époque : son activisme pervertit et s’insère dans le système marchand dont elle appauvrit et détourne les desseins commerciaux. Truffées de reproductions de logos, d’images de pub, nombreuses sont ses œuvres évoquant des partitions musicales religieuses, orchestrant une synesthésie entre couleur, forme et texte. Pour Corita Kent, l’iconographie marchande manipulée et l’art sont une façon de servir Dieu et d’accompagner la modernisation de l’Eglise, enclenchée par le Conseil du Vatican II en 1962.
« La Vierge Marie est la plus juteuses d’entre toutes »
Anticonformiste, progressiste et culottée, Sister Corita est bien celle qui, comme nul(le) autre, a su faire se rencontrer la religion et la modernité. Sur ses affiches, les avions industriels représentent des anges et le pain de la marque « Wonder Bread » évoque l’eucharistie. Sur sa sérigraphie Tomato, elle reprend un slogan publicitaire pour jus de tomate et écrit que « la Vierge Marie est la plus juteuses d’entre toutes ».
Une attitude iconoclaste qui lui vaut d’être attaquée à de multiples reprises par les membres de l’Eglise, de sorte qu’en 1969, elle quitte l’ordre catholique du Cœur Immaculé de Marie à Los Angeles, là où elle enseignait. A 50 ans, Corita Kent déménage à Boston, elle qui n’avait jamais vécu en autonomie… C’est à cette époque que son œuvre gagne en gravité. On peut lire sur ses sérigraphies : « Make love not War », « Stop the bombing », « N’iriez-vous pas en prison si cela permettait de mettre fin à la guerre ? » (citation de Daniel Ellsberg, l’homme à l’origine des Pentagon papers). On retrouve également des éclaboussures de peintures rouges sang, des photos de presse de Martin Luther King, du conflit au Vietnam… Proche des milieux de l’anarchisme chrétien, Corita Kent représente en 1969 son ami Daniel Berrigan, prêtre jésuite mais surtout un des fugitifs les plus recherchés du FBI. Un an plus tôt, il avait brûlé des fichiers militaires avec du napalm.
Signé. Courtesy the Corita Art Center, Immaculate Heart Community, Los Angeles
Une oeuvre contemporaine
Anticonformiste, décriée dans le milieu chrétien, trop peu reconnue dans le milieu artistique critique, cette sœur est ainsi un peu passée à la trappe dans l’histoire de l’art; au grand dam de celles et ceux qui découvrent aujourd’hui les 700 affiches réalisées de son vivant, des sérigraphies colorées d’une ingéniosité plastique inouïe et truffées de références savantes et populaires (extraits de chansons populaires, de la bible et de poésie, logos de marques..) et de jeux de langage. Au croisement de la politique, du graphisme et de l’art visuel, l’œuvre de Corita Kent n’a cessé de se renouveler tout au long de sa vie. Distorsion de mots et d’images, résonances colorées, formes psychédéliques… elle apparaît non seulement absolument moderne mais contemporaine. Sans hiérarchie entre culture « haute » et « populaire », les affiches de Corita Kent jouent aussi sur les effets de perspectives, accolant des lettres géantes et des petits encarts écrit à la main. L’image Come alive (« viens en vie ») provient d’un slogan Pepsie qu’elle a reproduit et dans lequel elle a inscrit des paroles du Christ et de la chanson « Somebody to love » du groupe Jefferson Airplane.
Réhabilitée aux Etats-Unis depuis les années 2000, elle est découverte en France notamment en 2012 dans l’exposition Arthur Rainbow à la galerie Air de Paris puis en 2014 avec une exposition personnelle à la galerie Allen qui représente l’oeuvre de cette artiste. Son galeriste Joseph Allen tient à rappeler que la force de ses œuvres se conjugue à une posture d’artiste insérée dans la vie de sa collectivité à l’université. « Corita Kent a organisé de nombreuses expositions de ses travaux et à l’époque, elle les vendait pour très peu. Nous avons vu des travaux sérigraphiés avec le prix de 10 $ écrit au dos. Elle a aussi organisé des processions dans les rues de Los Angeles pour célébrer la fête de Marie, participé à de nombreux projets dans l’espace public, peint un énorme réservoir à Boston, conçu des timbres pour le service postal américain et a réalisé des commandes pour des sociétés privées comme IBM », explique Joseph Allen. Une posture, encore fois, étonnamment contemporaine. Elle est actuellement visible à la Vitrine du FRAC Île-de-France à Paris.
Vitrine de la collection du FRAC Ile-de-France : Corita Kent. 07.03 – 30.03.18
The Art Department at The Immaculate Heart College, 1955.
Courtesy the Corita Art Center, Immaculate Heart Community, Los Angeles
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