Denis Podalydès lit avec ses écouteurs vissés aux oreilles, Pascal Rambert cherche Albertine et Laetitia Dosch aimerait redécouvrir Le Monde selon Garp.
Denis Podalydès, comédien : Thomas Bernhard, Frédéric Boyer
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J’ai essayé de m’enfoncer dans un livre épais, long, intimidant, de ces livres qu’on a mis de côté des années durant, attendant pour s’y plonger une vacance, un voyage, une hospitalisation de longue durée. Nous y voilà, me suis-je dit aux premiers jours du confinement. Mais je n’y suis pas arrivé. Impossible de retrouver ce sens aigu de la lecture infinie, que j’avais en moi comme un don.
L’art de plier le temps à mon bon vouloir et d’instaurer le temps du livre à sa place. L’Odyssée, tout Rabelais, les Mémoires de Chateaubriand, Les Misérables, Guerre et Paix, A la recherche du temps perdu, Middlemarch, L’Homme sans qualités, etc., tout y passait des vacances et des voyages. Je peux dire que j’ai vécu dans ces œuvres quelques-unes des plus belles heures de ma vie.
“Je suis dans cette semi-inquiétude qui ne cesse de vouloir se rassurer, rassurer les autres, faire preuve de calme”
J’ai compris qu’il me faut éprouver, pour m’adonner à ces grandes traversées, un sentiment de paix, de sécurité, d’insouciance, pas tant en moi qu’à l’extérieur de moi-même. Il me faut avoir confiance dans l’état du monde, aussi chaotique et imparfait soit-il.
Aujourd’hui, je n’ai pas ce sentiment.
Je suis dans cette semi-inquiétude qui ne cesse de vouloir se rassurer, rassurer les autres, faire preuve de calme, de discernement et qui n’y parvient pas
Je n’ai pas arrêté de lire, loin de là. Je me promène avec trois livres à la main (aujourd’hui Les Antigones de George Steiner – livre que je ne me pardonne pas de ne pas encore avoir lu –, les Sonnets de Shakespeare traduits par Frédéric Boyer – Je pense en enregistrer un ou deux pour la chaîne web de la Comédie-Française –, et les mémoires de Saturnin Fabre – Douche écossaise – pourquoi ai-je ce matin saisi ce livre ?), mes écouteurs dans les oreilles pour suivre un podcast de France Culture (Théâtre et compagnie : mes prix littéraires de Thomas Bernhard, lus par Laurent Poitrenaux, sublime), en attendant de mettre mes enfants devant Le Dictateur de Chaplin.
A ce propos, j’ai lu l’admirable Gagmen de Frédéric Boyer, étonnant parallèle entre la figure chaplinesque de son père et l’éternel vagabond. J’y lis ceci, à la volée : “Lexpérience fondatrice du personnage de Charlot est celle de l’exil, de tous ceux qui ont perdu leur foyer, c’est-à-dire la familiarité de la vie quotidienne. C’est aussi plus que ça. Avoir perdu toute familiarité possible avec la vie au cœur même de la vie quotidienne.” Ah, tiens.
Théâtre et compagnie : mes prix littéraires de Thomas Bernhard sur France Culture
Gagmen de Frédéric Boyer (P.O.L, 2002). Disponible en version numérique
Pascal Rambert, dramaturge et metteur en scène : Marcel Proust
Tout Proust. Il n’y a rien d’autre.
A la recherche du temps perdu de Marcel Proust (Quarto/Galimard, 2019). Disponible en version numérique
Laetitia Dosch, comédienne : Le Monde selon Garp de John Irving
J’aimerais bien ne pas avoir lu Le Monde selon Garp de John Irving. C’est un peu mon rêve de le relire. Comment en parler ? C’est irracontable… On suit des personnages complètement farfelus, très marqués, pendant soixante-dix ans, dans le chaos américain. Il y a la mère, une femme célibataire, infirmière, que tout le monde déteste, qui ne veut pas avoir de mari et qui fait l’amour avec des gens qui ont fait la guerre du Viêt-Nam pour se faire engrosser.
L’enfant s’appellera Garp parce que c’est le bruit que l’homme a fait en jouissant et en mourant (rires) ! Ça commence comme ça et ensuite, on va suivre le destin de Garp et de sa mère.
Un fils de féministe, écrivain, qui passe par plein de mondes assez extrêmes, suit une éducation dans un collège protestant avec des enfants super riches. Ce ne sont que des situations tordues et drôles. John Irving est un super créateur de personnages. Il y a toute une famille d’enfants roux avec qui Garp découvre le sexe, et tout ça se mêle à plein de problèmes de religion. Finalement, il grandit, sa mère devient une icône du féminisme et le lecteur se retrouve là dans un moment où il y a beaucoup d’extrémistes féministes.
En fait, ça parle beaucoup de l’homme, de la concupiscence – un mot qui revient souvent – et des féministes. C’est hyper intéressant d’avoir le regard d’un homme là-dessus. Un regard assez aimant et qui cherche sa place d’une manière amusante. Il va être catapulté entre plein de femmes, dont Roberta Muldoom qui devient sa meilleure amie et qui est en fait un ancien champion de basket qui a changé de sexe et va devenir son body-guard. Il est attaqueé par des féministes.
Il y a un personnage que j’aime beaucoup, Ellen James, une petite fille de 16 ans qui subit un viol et à laquelle on coupe la langue. Un mouvement est créé en réaction, les Ellen Jamesiennes. Il regroupe des femmes qui se coupent la langue en solidarité avec Ellen James qui, elle, déteste ça : “C’est quoi ces connasses ?” (rires)
C’est le récit d’une vie où il y a de la mort, des mouvements de foule, de la folie, de la grâce, de la fantaisie. En même temps, il y a de la profondeur, ça pousse à réfléchir sur les rapports humains.
J’aimerais vraiment le lire en ce moment parce que ça parle d’une folie qu’on peut retrouver maintenant, avec des avis très tranchés, de l’autoritarisme. Nous sommes dans une période où on a du mal à se construire une pensée et dans laquelle plein de théories très marquées s’affrontent – alors qu’elles ne sont pas forcément super réfléchis.
“C’est un des trucs les plus beaux que j’ai lus : les personnages, très émouvants, m’accompagnent”
On a du mal à penser et, en même temps, il y a une liberté et une légèreté qui porte à croire que ce n’est pas si important ce qui arrive. Pour Garp, ce qui est important, c’est la famille, écrire ses livres.
En plus, à l’intérieur de ce bouquin, il y a deux livres. Comme Garp est écrivain, on trouve ses livres à l’intérieur du roman, dont une nouvelle que j’adore : “La Pension Grillparzer”. C’est l’histoire d’une famille qui comprend la grand-mère, les parents et les trois enfants. Les parents, qui travaillent pour un équivalent du Michelin, arrivent dans une pension à laquelle ils mettent une super note. Elle est tenue par des gens du cirque et, la nuit, il y a une ourse juchée sur un monocycle qui va leur faire peur quand ils sont aux toilettes – la grand-mère en fait des cauchemars, qu’elle raconte.
Il y a des chevaux fantômes qui viennent boire de l’eau le soir. C’est un des trucs les plus beaux que j’ai lus : les personnages, très émouvants, m’accompagnent. Ça pourrait ressembler à du Wes Anderson, en plus incarné. Un peu comme La Famille Tenenbaum, mais avec une mélancolie profonde. Et c’est simple à lire, ce qui peut faire du bien en ce moment. Ça apporte de la lumière quand on est chez soi…
Le Monde selon Garp de John Irving (Points/Seuil, 1998). Disponible en version numérique
Textes et propos recueillis par Fabienne Arvers
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