Condamnés à la fermeture depuis le 30 octobre et sans visibilité sur la levée de cette mesure, les lieux d’exposition tentent de faire face, à Paris et en région. Pour que l’expérience sensible, nécessaire pour tant de regardeurs et regardeuses, puisse être préservée, par-delà la froideur de nos écrans.
Depuis le 30 octobre, les lieux d’exposition, hormis ces “petits commerces” que sont les galeries, sont à nouveau clos. La possible réouverture du 7 janvier, la plupart n’y croyaient pas. Depuis la seconde fermeture d’octobre, les atermoiements d’un gouvernement enclin à oublier les artistes parmi les acteurs de la culture, le sentiment tenace d’une exception culturelle à l’envers et l’indignation face à une république laïque plus prompte à rouvrir les lieux de culte que de culture étaient passés par là.
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La plupart ne s’attendaient pas à grand-chose, et néanmoins, lorsque les craintes furent confirmées le 1er janvier et la réouverture repoussée aux calendes grecques, c’était chez tous et toutes le même mélange d’incompréhension, de colère et de lassitude. “Ce qui fait peur, c’est l’absence de perspectives, réagissait déjà, fin décembre, Jean-Marc Prévost, directeur du Carré d’Art à Nîmes. Nous devions ouvrir notre exposition de l’artiste Tarik Kiswanson le jour du confinement. La fermeture a été très brusque. Même s’il s’avérait que l’on puisse rouvrir courant janvier, rien ne nous garantit de ne pas devoir refermer en mars. Pour l’artiste et les équipes, c’est assez décourageant.”
Beaucoup d’efforts pour rien
Au vu des 2 000 m2 d’exposition du musée qui, en plus de la programmation temporaire et de la présentation de la collection, abrite également un centre de documentation, le choix de ranger tous les lieux d’exposition à la même enseigne apparaît d’autant plus disproportionné. En mai dernier, la distinction avait été faite entre les “petits musées”, soit les musées en région, les centres d’art et les Fracs, et les plus grosses structures, essentiellement parisiennes. Les premiers avaient pu rouvrir dès le 11 mai, les secondes, bien qu’enregistrant une nette baisse du fait de l’absence du gros de leur fréquentation touristique, le 15 juin.
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Celles-ci, néanmoins, avaient également pris les mesures nécessaires et développé, pour l’été et l’automne, “des protocoles extrêmement stricts”, ainsi que s’en fait l’écho Emma Lavigne, arrivée à la tête du Palais de Tokyo en juillet dernier. Elle le souligne à son tour : “A tort, les institutions d’art sont perçues comme des bouillons de culture au sens viral, alors que nous avons pris des mesures extrêmement strictes, augmenté nos frais de nettoyage, formé les gardiens pour faire respecter les mesures de distanciation.”
A ceci il faut encore ajouter l’aménagement des horaires, dans le cas du Palais de Tokyo notamment, d’ordinaire ouvert jusqu’à minuit, et la mise en place d’un système de réservation par plages horaires. Emma Lavigne se dit “abasourdie que tout ce travail soit mis entre parenthèses”, alors même que les institutions auraient pu être “un anticorps à la surconsommation du made in China et du Black Friday” – un clin d’œil à l’exposition Anticorps qui ouvrait le 23 octobre entre les murs de l’ancienne friche parisienne de 22 000 m2. Regroupant vingt artistes internationaux·ales, dont une partie furent contraint·es d’installer leurs œuvres à distance par Zoom ou Whatsapp, celle-ci, désormais en suspens, attirait néanmoins 7 000 visiteurs et visiteuses en seulement cinq jours d’ouverture.
Préserver un accès physique malgré tout
Le retour du public dans les espaces, après des mois à se repaître bon gré mal gré des initiatives virtuelles pour pallier la fermeture physique, ne se pose pas en d’autres termes que ceux, pratiques, imposés de l’extérieur. L’envie, elle, est bien là, et elle s’intensifie même par l’absence. “Cet été, nous étions partis sur des horaires d’ouverture revus à la baisse, car nous pensions que la reprise allait être timide, or c’est tout le contraire qui s’est produit”, constate Fanny Gonella, directrice du 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine à Metz, fréquenté par un public essentiellement local et transfrontalier, dont une grande part d’enseignant·es et de scolaires.
Et d’enchaîner : “La culture a un vrai rôle à jouer dans la société et les alternatives digitales créées jusqu’ici ne permettent pas de s’en acquitter. Nous avons beaucoup réfléchi à comment essayer de ne pas tout basculer vers des interfaces produites par de grosses compagnies qui fabriquent des ordinateurs et des téléphones.”
Ce besoin de préserver un accès physique malgré tout est partagé. D’abord parce que les ressources virtuelles ne peuvent remplacer l’expérience sensible. Pour Jean-Marc Prévost, elles ne peuvent que la compléter, à l’instar des vidéos d’interviews d’artistes que réalise déjà le musée, car “ce que l’on voit sur les écrans reste du domaine de l’information, d’un appareillage pédagogique utile pour préparer ou prolonger la visite”.
“Nous avons joué la question de la distanciation comme d’une marelle” Emma Lavigne, directrice du Palais de Tokyo
Emma Lavigne, à son tour, le souligne : “Nous ne souhaitons en aucun cas présenter des visites virtuelles des expositions lorsque nous sommes fermés. Cette crise, il ne faut pas l’oublier, est également sociale, or cela nous désole d’autant plus de ne pouvoir assurer notre rôle.” Durant l’été et l’automne au Palais de Tokyo ont ainsi été pensés et expérimentés plusieurs dispositifs de médiation inédits. “A la rentrée, nous avons aménagé un espace appelé provisoirement – car tout l’est en ce moment – le studio Palais Partagé. Nous y avons joué la question de la distanciation comme d’une marelle, pour faire en sorte qu’elle n’intervienne pas comme une barrière mais comme une autre manière de se positionner dans l’espace.” Il y a aussi les ateliers et les workshops, d’écriture inclusive ou d’autodéfense féministe ; ou encore les rendez-vous en plein air sur le parvis ou les Educalab en région, visant à faire venir le Palais de Tokyo aux habitant·es.
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Ces fermetures qui s’éternisent, ces nouveaux usages d’accueil du public éteints à la hâte auront-ils constitué un crash-test face à l’appétence du monde de l’art pour les solutions digitales ? Une manière de disqualifier une fois pour toutes ce qui, auparavant, restait encore une attirance pour un potentiel solutionnisme technologique ? Fanny Gonella ne le pense pas : “La pandémie a fait rentrer de force le digital dans nos usages et nous allons dès lors tous commencer à travailler différemment.” Le digital est arrivé pour rester, mais tout en soulignant également la complémentarité des deux registres d’expérience, elle rappelle qu’il n’est pas possible d’élasticiser une œuvre : “Pour que cela ait du sens, il faudra des contenus qui soient d’emblée pensés pour.”
Par où rentre le public
Avant cela, et en attendant d’enclencher de nouvelles productions, la question se pose pour l’instant en des termes différents. “Ce qui me préoccupe vraiment, c’est comment retravailler les circuits de distribution. Pour moi, la question de l’accessibilité est aussi celle de la porte d’entrée : par où est-ce que le public rentre chez nous ?”, explique Fanny Gonella. Les plateformes de présentation d’expositions en ligne, en effet, n’ont rien d’une utopie digitale : elles renforcent les monopoles, les déplacent simplement ailleurs, d’autant plus que certaines, celles des foires (Art Basel) et de certains musées (la National Gallery), demeurent payantes.
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Plus fondamentalement, et quand bien même gratuit, leur accès reste conditionné à une connaissance préalable de l’écosystème de l’art. Ces plateformes, on ne tombe pas dessus par hasard. Alors, afin de faire circuler l’art autrement et repenser l’espace public “mais aussi l’espace domestique, qui a pris une autre connotation ces derniers mois”, Fanny Gonella entend mettre à profit la situation pour faire en sorte que l’isolement, pandémique et géographique, ne débouche pas sur l’isolement social : “L’idée, ça serait presque d’avoir des paniers d’exposition, comme des paniers de légumes ! C’est aussi important que ça, il faut avoir à manger, mais on ne peut pas non plus laisser l’imaginaire s’assécher complètement.”
Si la forme de ces expositions à emporter n’est pas encore tout à fait définie, un appel à projets vient d’être lancé par le Frac pour des acquisitions d’œuvres en édition illimitée, celles qui formeront ensuite les ensembles en question : des vidéos et des œuvres sonores, mais aussi des instructions et des protocoles – à l’instar d’une Gymnastique oculaire de Marc Buchy, tombant à point nommé pour nos pauvres yeux épuisés par la lumière bleutée des écrans.
Certes, l’énergie du désespoir rend créatif et la faculté d’adaptation de nos lieux d’exposition n’est plus à prouver. Mais ce sursaut d’exception-là n’est pas une ressource illimitée. Les humains qui le portent à bout de bras sont épuisés, surmenés. Emma Lavigne insiste : “C’est passionnant mais surtout très lourd. Ouvrir et fermer une institution, ce n’est pas juste tourner une clef ou appuyer sur un interrupteur.”
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