Succès unanime au Festival d’Avignon, Clôture de l’amour de Pascal Rambert transforme une scène de ménage en une performance aussi cruelle qu’éblouissante. Rencontre avec l’auteur et ses deux comédiens bouleversants.
Deux amants quasiment immobiles n’ont que l’usage des mots pour s’écharper. C’est Clôture de l’amour, de Pascal Rambert, spectacle d’une scène de ménage homérique qui fit l’unanimité lors du dernier Festival d’Avignon. Ce théâtre installé dans la fameuse white box des performances de l’art contemporain sous forme d’une épure au concept minimaliste fédéra tous les publics dans un même enthousiasme. Deux monologues assassins où Stanislas Nordey et Audrey Bonnet prennent un malin plaisir à se déchirer et à réduire à néant les liens qui les unissaient.
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Comme souvent pour les scénarios de cinéma, mais rarement au théâtre, ce texte a été écrit pour ses deux destinataires :
“Pour le texte, je n’ai pas précisément pensé au cinéma, précise le metteur en scène, mais j’ai toujours écrit pour l’équipe artistique avec qui je travaille et ce fut aussi le cas pour Stanislas Nordey et Audrey Bonnet. Ayant déjà travaillé avec Audrey, j’avais son physique en tête et des sonorités dans l’oreille. Pour Stanislas, j’ai puisé à ce que je savais de lui dans la vie. Sur le plateau, c’est effectivement un peu comme au cinéma, ils sont de trois quarts dos et cadrés champ-contrechamp.”
Audrey Bonnet était l’actrice du Début de l’A., pièce écrite en 2001 par Pascal Rambert, autofiction d’une rencontre amoureuse vécue par l’auteur avec l’actrice Kate Moran : “Le Début de l’A. était assez autobiographique, raconte Rambert. J’y reprenais mon histoire avec Kate. Là, j’écris vraiment pour Stan et Audrey, une façon de coudre ensemble plusieurs séparations personnelles et d’autres vues autour de moi. C’est un objet, un artefact. J’ai tout fait pour me placer dans ce que je ressens comme la vérité des choses : quitter n’est pas ne plus aimer, c’est aimer d’une manière différente dans un nouveau temps.”
« Le personnage, c’est l’auteur »
Evidemment, l’expérience d’une rupture prend une autre dimension émotionnelle lorsque le personnage porte le nom de l’acteur. “On en a beaucoup parlé entre nous et on a des réponses différentes !, confie Stanislas Nordey. Au-delà du plaisir complice de savoir que quelqu’un a posé votre nom sur une pièce de théâtre, je me tiens, dans ma pratique d’acteur comme dans celle de metteur en scène, à la règle simple d’un processus d’identification absolu avec le texte… Le personnage, c’est l’auteur. Il a mis tout ce qu’il a dans le bide dans sa pièce, donc c’est lui qui parle. Il me reste alors à vivre cette immersion, c’est mon boulot depuis toujours. La première fois que nous avons récité la pièce, j’ai été davantage dévasté par sa violence que par l’identification des prénoms.”
Audrey Bonnet enchaîne :
“Quand j’entends mon prénom, ça vibre à des endroits très profonds, jusque dans mon inconscient. Ça m’interpelle de façon encore plus forte que si mon personnage se nommait Marthe ou Kate. Même si, intimement, ça résonnait très fortement, le fait que l’héroïne s’appelle Kate dans Le Début de l’A. fabriquait de la distance. Là, il y a un degré de réalité supplémentaire qui crépite dans l’air.”
Au-delà de la tentation de rendre compte du réel, Pascal Rambert avoue s’être laissé envoûter par les mots : “C’est la beauté du mot “clôture” qui m’a aimanté. J’avais beaucoup aimé La Clôture, ce livre de Jean Rolin consacré au boulevard qui fait le tour de Paris. La Clôture a fait un trajet à l’intérieur de moi. Un peu comme la trajectoire de la planète Melancholia, dans le dernier film de Lars von Trier, “clôture” est venu se coller tel un satellite sur le mot “amour”. D’autre part, j’avais envie d’une chose très simple : une personne rentre sur un plateau et parle.”
Pascal Rambert a suivi ce principe à la lettre.
“Le premier jour des répétitions, je me suis dit : comment vais-je leur expliquer qu’il n’y a rien d’autre à faire que se parler ? On ne va pas commencer à sortir une chaise, faire semblant de je ne sais quoi… C’est volontairement raide. Je prétends que Clôture de l’amour correspond à un théâtre hyperarchaïque, avant même l’invention du dialogue. J’aime cette idée. Voilà pourquoi ils sont nus et se coiffent de plumes à la fin. C’est une séparation verbalisée. Mais sous d’autres cieux et en d’autres temps, les affrontements ont pu prendre d’autres formes. Dans la scénographie de Daniel Jeanneteau, les comédiens sont surexposés de façon à ce que leurs deux corps forment une sorte de proue. Qu’est-ce qu’un acteur sinon un corps saisi par une pensée ?”
« L’impact des mots est lisible dans mon corps »
Cette simplicité revendiquée peut s’avérer un défi lancé aux acteurs. “Ce qui m’a le plus touché quand j’ai lu le texte, explique Stanislas Nordey, c’est le sentiment que Pascal nous avait construit des montagnes à escalader : tenir une salle par sa seule parole pendant chacun cinquante minutes. Rester sur le plateau à écouter l’autre, c’est très dur. Dès le premier jour, ça ne pouvait se travailler que dans le mouvement, dans la vague. Il s’agit d’un théâtre du corps. Pascal est quand même très fasciné par la danse contemporaine et par le mouvement du corps.” Audrey Bonnet complète : “Ce texte insuffle une respiration. Quand les mots m’arrivent, leur impact est déjà lisible dans mon corps.”
Cette extrême attention portée aux postures physiques fait dire à Pascal Rambert : “C’est une pièce de danse, même si durant deux heures on ne fait que parler. Du reste, personne n’a jamais prétendu qu’une partition chorégraphique ne pourrait pas relever de la parole. Il s’agit d’un langage. Dans l’échange, il y a une sorte d’organicité qui fait réagir les corps… Si Stan s’effondre lentement, ce n’est pas simplement parce qu’elle lui dit des choses dures : j’y vois la courbe naturelle d’un corps exprimant une vraie fatigue.”
Paradoxalement, la version éditée du texte de la pièce est avare d’indications, les didascalies ne rendent pas compte des surprises que nous réserve la représentation, en particulier cette chorale d’enfants chantant Happe d’Alain Bashung à la mi-temps du combat amoureux. Là encore, Pascal Rambert puise dans son histoire : “Bashung habitait près de chez moi. Tous les matins, je le voyais emmener ses petites filles à l’école. A la fin, fatigué par la maladie, il remontait doucement la rue et s’asseyait sur un banc. Faire chanter un de ses titres par des enfants de 11 ans venant de Gennevilliers, je trouvais ça beau et très inattendu. En plus, lors de la création d’un opéra aux Etats-Unis, il m’est arrivé la même chose… On a frappé à la porte de la salle de répétitions et pour une raison de planning, j’ai vu débarquer les petites ballerines de l’opéra de Houston. Des filles de 13 ans toutes habillées en rose, c’était génial !” (rires)
Un intermède idyllique en contrepoint de la violence des amants qui s’entredévorent : “C’est en jouant devant le public que j’ai réalisé à quel point ce que j’avais à dire allait dévaster les gens dans la salle, parce que tous pouvaient se retrouver dans ces mots”, constate Stanislas Nordey. Pascal Rambert en tire une théorie : “Je suis sûr qu’on va au théâtre parce qu’on aime voir les autres souffrir. C’est le principe de la catharsis. Il est dans la nature de l’être humain d’aimer voir l’autre en chier grave, très très grave. Là se situe la vérité du rapport entre notre proposition sur le plateau et la façon dont le public la reçoit.”
S’agissant d’amour et pour éviter la connivence, Rambert a volontairement utilisé une langue froide et objective : “En évitant l’usage des mots langoureux, j’étais déterminé à faire mal et je savais qu’il y aurait un transfert d’énergie entre la froideur des paroles et l’état de surchauffe du corps.” La formule a fait miracle et d’Europe en Asie, les propositions affluent. “J’en suis très heureux, conclut le metteur en scène. Après Gennevilliers, on va pouvoir remonter la pièce à Zagreb, à Modène, à Rome et au Japon. D’autres équipes souhaitent aussi la créer en Pologne et aux Pays-Bas.”
Nous, on verrait bien le spectacle sur une scène prestigieuse du privé, pourquoi pas le Théâtre Marigny ? “Effectivement, pourquoi pas ? Par rapport à mes textes précédents, cette pièce est d’une veine plus anglo-saxonne qui pourrait très bien trouver sa place dans une salle du West End de Londres. D’ailleurs, au sortir de notre dernière en Avignon, Patrick Bruel, présent dans le public, m’a laissé un long message, que j’ai fait écouter à Stanislas et Audrey, pour me dire tout le bien qu’il pensait de la pièce. Je ne m’attendais pas à cette unanimité, alors après Patrick Bruel, j’ai pensé : What else ?”
Fabienne Arvers et Patrick Sourd
Clôture de l’amour texte et mise en scène Pascal Rambert, jusqu’au 22 octobre au Théâtre de Gennevilliers
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