Clique + Inrocks = CliqueInRocks. Chaque semaine, Alexandre Comte scrute une personnalité sous toutes ses facettes – avec un entretien à lire sur Les Inrocks et un portrait à mater dans l’émission Clique sur Canal +. Aujourd’hui, rencontre avec l’artiste, graphiste et vidéaste Christian Chapiron, alias Kiki Picasso.
Enfant, je crois que vous n’étiez pas très bon élève, mais déjà, l’actualité vous passionnait ?
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Kiki Picasso : J’étais très cancre c’est vrai, très mauvais élève. Mais Mai 68, par exemple, j’en garde un souvenir merveilleux. Je n’avais que douze ans, j’étais en pension. J’écoutais les manifestations la nuit, en cachette, grâce à un petit transistor. C’est un souvenir incroyable. Ça représentait l’action, la vie, l’énergie… Je le ressentais comme ça. Ça semblait si excitant.
Et je crois que vous devez votre carrière… à un conseiller d’orientation?
Absolument ! Mes parents, désespérés de ne pas savoir quoi faire de leur cancre de fils, m’ont envoyé chez un conseiller d’orientation. Et là on me fait faire des tests, et les mecs à la fin disent à mes parents : « votre fils il est bon soit pour la menuiserie, soit pour le dessin ». Je n’avais jamais fait de dessin de ma vie avant. Ils m’ont demandé de dessiner un arbre, c’étaient des tests psychologiques basiques. Faut croire que mon arbre devait être pas mal finalement !
Et vous décidez donc d’intégrer les Beaux-Arts ?
Oui, j’ai 18 ans et je rentre aux Beaux-Arts. Là-bas je rencontre mes camarades avec qui nous formons le groupe « d’action artistique » Bazooka : c’est-à-dire Loulou Picasso, Olivia Clavel, Lulu Larsen, Bernard Vidal… C’était si excitant. Enfin la fin de la vie scolaire, avec ses rythmes plombants, les sonneries, les récréations qu’on attend avec impatience… Les Beaux-Arts, c’était incroyable, on disposait d’un grand atelier, on y faisait ce qu’on voulait, on y allait quand on voulait, on pouvait même rester la nuit… Je ne sais pas comment c’est aujourd’hui mais à l’époque le niveau de liberté était fou.
Mais vous n’y êtes resté qu’un an…
Oui ! C’était exceptionnel mais de là à passer plusieurs années, n’exagérons pas, un an c’est déjà pas mal ! Pendant cette année, on a fait notre premier journal avec les camarades de Bazooka et dès les vacances scolaires on est parti… On a imprimé notre journal et on a commencé à travailler dans la presse.
Vous avez inventé une nouvelle forme d’art, en prise avec l’actualité, avec le réel. L’art-musée par contre, ce n’était pas votre truc…
La logique de base de notre travail, c’était de se dire qu’on n’avait rien à faire dans les galeries, dans les expos. Pourtant on était dans le quartier des galeries, y avait la rue des Beaux-Arts devant nous, absolument sinistre… Je me souviens qu’on jetait des boules de neige dans les vernissages. Même des grenades fumigènes ! On foutait le bordel, on rigolait.
Vous étiez politisés ?
Aujourd’hui, c’est étrange, les gens me voient comme quelqu’un d’extrêmement politisé… On était politisé, oui, mais avec un vrai rejet du militantisme, on était contre l’acceptation d’un discours tout fait… Jamais militants mais politisés bien sûr, d’une certaine manière : avec des idées, avec des envies de collaborer avec des gens, de les aider dans leurs combats par exemple. A l’époque, il y avait plein de combats. Toujours aujourd’hui d’ailleurs. L’antimilitarisme, la fin de la guerre au Vietnam – ma femme est vietnamienne, en plus, donc c’était quelque chose qui m’interpellait. Mais aussi toute la presse gay et lesbienne qui commençait à se mettre en place et était très active, dans une période de rejet plus forte qu’aujourd’hui, l’appel du 18 juin…
Il y avait aussi les drogues… Vous en consommiez beaucoup ?
Oui bien sûr. La drogue, c’était un outil de travail, un outil de communication même, un outil de réseau, ça l’est toujours aujourd’hui, on pourrait parler d’une diaspora des junkies finalement ! Moi je suis pro-communautariste et je pense que la drogue c’est vraiment un système qui encourage le communautarisme.
Vous estimez que les discours sur la drogue ont évolué depuis les années 70 ?
Au moins, l’Etat a compris que ce n’était pas la peine de diaboliser au même niveau l’héroïne et le cannabis. Moi, quand j’avais 15 ans, je commençais à fumer et je trouvais ça super cool. Bien sûr je savais que l’héroïne c’était pas bon, même si ça peut être extrêmement positif sur la concentration, sur des tas de choses… Mais sur la longueur, naturellement, ça peut être dangereux, à moins de savoir comment la consommer raisonnablement. D’ailleurs le rôle de l’Etat devrait être de nous apprendre à gérer les opiacés plutôt que nous emmerder la vie !
C’était surtout la grande époque du LSD, non ?
Le LSD, ça a commencé quand j’étais aux Beaux-Arts. Tout l’imaginaire Bazooka est très très influencé par le LSD… On en prenait tous et on allait visiter la ville… On allait regarder notre environnement d’une autre manière, avec un point de vue différent, et quand on rentrait, on essayait de travailler dessus, sur cette vision du monde décalée. On allait au zoo ou dans des manifs… Ou encore aux réunions des trotskistes, sous acide c’était quelque chose ! Ça nous permettait de comprendre le monde avec plus de lucidité je dirais.
Et vous consommez encore aujourd’hui ?
Oui, et c’est amusant parce que sur la longueur, avec des drogues comme le LSD par exemple, on a l’impression de revenir à la maison, on est déjà venu dans cet univers, on connait ce champ, on connaît ces gens croisés, on connaît cette vibration des nuages… Aujourd’hui je n’en prends que pour le plaisir, pour les loisirs, pas pour le travail. Et vraiment le LSD c’est ma drogue préférée parce que c’est la seule qu’on peut garder pendant des mois dans son tiroir sans la prendre, tandis que toutes les autres, le lendemain il n’y en a plus. L’acide faut quand même être un petit peu en phase pour se dire, allez, on y va !
Revenons sur l’art. Vous avez travaillé avec « Libération » par exemple, vous avez créé et illustré des fanzines… Mais les galeries et les expos, jamais. Ce n’était vraiment pas votre truc ?
C’est pire que ça, je pense que c’est une impasse totale, les galeries. Tous les artistes qui à l’heure actuelle choisissent de développer une carrière à l’intérieur des galeries, que ce soit de la Rive droite, de la Rive gauche, de New York, de Tokyo, de n’importe où, ou même les institutions d’ailleurs, sont, sont… [Rires] Bon, mais en même temps, ils aiment ça, chacun fait ce qu’il a envie… Mais je n’ai pas l’impression que ce soit la bonne direction pour inventer. Pour développer de nouvelles pensées, de nouvelles idées, pour proposer de nouvelles formes. Ce n’est pas avec ces gens-là que ça peut se passer, ces gens-là nous censurent, nous arrêtent en permanence, nous calibrent, nous encadrent.
Et c’est encore possible aujourd’hui d’être subversif ?
Bien entendu. Je le suis, moi, subversif.
Vous l’êtes en quoi ?
Je le suis parce que je n’accepte pas de travailler d’une certaine manière, trop encadrée, parce que je suis contre l’autorité. Par exemple en télé, on sait que quand on travaille pour eux il ne faut pas dépasser d’un quart de poil, c’est insupportable ! Et pourtant j’ai travaillé en télé hein. J’ai animé les émissions de France 2 en face de Dorothée pendant toute une saison par exemple, au moment où j’étais fan d’ordinateur – c’était ma seule façon de me les payer. Donc je sais ce que c’est d’être au garde-à-vous !
Mais en parallèle, vous travailliez de façon très libre avec votre collectif Bazooka ?
On a réussi à s’exprimer. Quand on ne réussissait pas à s’exprimer dans des médias qui existaient, on créait nos propres journaux. Aujourd’hui, dès qu’on a envie d’exprimer quelque chose, on peut le faire grâce à Internet. C’est encore plus facile qu’hier, on peut s’exprimer à tout moment, c’est merveilleux. Avant il fallait avoir un peu de blé pour payer un imprimeur, aujourd’hui si les idées sont bonnes, elles passent, et ça c’est exceptionnel. Je pense que la base de la création, c’est de se dire que ce qu’on fait ne sert à personne. Il faut juste prendre du plaisir. Et si par miracle il y a des gens que ça amuse, tant mieux. Lorsque l’on a illustré les couvertures de Libération avec Bazooka, ce n’était pas fait dans cet esprit-là. C’était calibré. Avec Libération on était au service, comme à la télé ou dans n’importe quel média dominant. Libé, déjà à cette époque, c’était un média dominant en fait, un grand média.
Donc même à cette époque, vous n’étiez pas si libres ?
On était dans la machine. Mais on se permettait souvent de dériver, heureusement. Au début, il faut se tenir droit mais sur la longueur tout est possible. Mais après, bien sûr, on hésite à le faire parce qu’on gagne sa vie, on doit payer son loyer et tout… Par exemple quand je travaillais pour la jeunesse à France 2, c’était vraiment moi qui mettais la copie finale dans le magnétoscope, j’aurais pu faire un plan terrible ! Mais j’étais tenu par un contrat, et puis on essayait aussi de faire ce qu’il y avait de mieux pour les gamins, on ne voulait pas arnaquer ce public d’enfant, on s’appliquait à fond. On n’a pas tout le temps envie de foutre le bordel. En ce moment, particulièrement, je n’ai pas envie de foutre le bordel, pas du tout.
Pourquoi ?
Parce qu’on a l’impression que les gens n’attendent que ça, qu’ils sont en manque d’évènements… ça finit par être un peu gratuit.
Vous avez bien profité des années 80, les fameuses « années fric » ?
Notre but, à Bazooka et à moi, ça n’a jamais été de s’enrichir vraiment donc finalement à travers toutes ses années, l’argent, quand il y en avait, était toujours recyclé dans des choses destinées à le perdre. On n’est pas devenus des golden boys. C’est un but en soi de s’enrichir. Ce n’était pas le nôtre. Pour le moment. Après ça peut arriver du jour au lendemain hein !
A l’époque vous revendiquiez l’expression de « dictature graphique », que vouliez-vous dire par-là ?
La dictature graphique, c’est justement une manière de rester libre quand on est à l’intérieur de structures médiatiques – où les gens sont là à s’autosurveiller, et plus que ça, à surveiller ceux qui ne s’autosurveillent pas : la dictature graphique, c’est passer outre. C’est dire : on fait ce qu’on veut, on ne donne pas d’explications, on n’a pas à justifier notre travail, on y va. Ça n’a pas duré longtemps hein, c’était un coup d’Etat, la dictature graphique, après ça s’est transformé en « résistance graphique », parce que naturellement en face la répression et les structures de maintien de l’ordre sont fortes et dures.
A l’époque, votre travail d’illustration pour « Libération » par exemple choquait beaucoup de monde. Et aujourd’hui, tout le monde trouve ça génial. Vous savez pourquoi ?
Tout est récupéré. La culture marginale, si elle est marrante, attractive, s’il se passe quelque chose, devient de la culture de masse. Les mangas par exemple, au début les gens disaient c’est quoi, c’est des conneries, et maintenant on s’aperçoit que c’est extrêmement beau, imaginatif, créatif. Étrangement, les pages des Libération, dans le temps, étaient considérées comme du sabotage, on était tous des saligauds, c’était quasiment un complot fasciste pour esquinter la maquette du Journal… Et maintenant les gens les encadrent dans des musées, des expos…
D’ailleurs si « Libé » – qui va plutôt mal en ce moment – vous proposait de collaborer à nouveau, vous accepteriez ?
Bien sûr ! J’aurais extrêmement envie de collaborer pour n’importe quel journal avec un rythme quotidien. L’impact du travail d’un graphiste avec un quotidien est très puissant. Les gens prennent l’image au même moment que l’information, avec une efficacité émotionnelle extrêmement forte, on découvre l’info en même temps que sa réinterprétation. Il y aurait beaucoup de choses à construire, mais ça demande du courage !
Vous êtes le père du réalisateur Kim Chapiron et de la chanteuse Mai Lan. Les parents-artistes font-ils des enfants-artistes ?
Et en plus ce sont des artistes de valeur ! Je suis vraiment fan, fan de leur travail. Ils sont allés vert l’art sans que je les pousse. Mais c’est vrai que quasiment tous les enfants de mes copains artistes ont choisi des trajectoires vers des métiers artistiques – où quand même on se marre plus, quoi qu’il arrive, même si les enfants voient leurs parents ramer de temps en temps, même s’il y a des galères, au final la plupart choisissent la même direction.
Vous étiez quel type de père ?
Plutôt très laxiste, extrêmement tranquille tu vois, pas de problème. [Rires] Mais bon en même temps j’ai des enfants qui n’ont jamais fait de conneries aussi, y avait pas de boulot ! Ça se faisait tout seul…
Et puis s’ils arrivaient à 15 ans avec un joint c’était pas très grave j’imagine…
Mais en plus ils ne fumaient même pas, vu que je les avais tous fumés pour eux avant ! Ils ont dû se mettre à fumer vers 25 ou trente ans seulement.
Que faites-vous aujourd’hui ?
Là, je commence ma carrière de clown au Cirque Électrique. Ça m’excite beaucoup, je suis vraiment heureux. C’est du cirque moderne, influencé par la techno, le hip-hop, avec des jeunes. Le cirque électrique, c’est un mélange de pionniers des free parties en France et de l’art de rue – cette génération d’une quarantaine d’années qui commence à prendre le pouvoir culturellement en France.
Toujours aussi politisés ?
D’une autre façon. Cette génération s’intéresse à ce qui compte pour elle, c’est normal.
Et vous aujourd’hui, quels sont vos combats ?
Déjà le combat pour les libertés individuelles au sens large, et il y en a un certain nombre : la légalisation de toutes les drogues par exemple, pas seulement du cannabis… Et aussi faire en sorte qu’on puisse interrompre sa vie en cas de maladie grave. Sans que ça fasse la une des journaux pendant six mois et qu’on soit obligé de se pendre tout seul dans sa chambre d’hôpital, avec son matériel de cardiologie ou je ne sais quoi…
Estimez-vous que le combat pour les libertés individuelles progresse ?
Le combat pour les libertés individuelles progresse réellement. La société est de plus en plus sensible à l’injustice, à la violence. De temps en temps on parle de sensiblerie. On dirait même que les gens sont trop sensibles… Mais en réalité, les gens ne sont jamais assez sensibles ! Beaucoup disent : « c’est de pire en pire, on est dans un monde épouvantable, c’est le chaos et tout ça… » Non, ce n’est pas vrai, on est dans une période d’adoucissement global de bien des violences et en voie vers… le bonheur ! Plus je vieillis et plus je suis optimiste. Et aussi, aujourd’hui, je n’ai plus envie de faire mal. Peut-être que ça reviendra, on aura encore envie de taper, de provoquer au premier degré… Mais là, tout de suite, je veux de la douceur.
Recueilli par Alexandre Comte
Retrouvez le portrait de Kiki Picasso dans l’émission Clique sur Canal +, samedi 22 mars à midi. Mouloud Achour recevra par ailleurs Kim Chapiron (le fils de Kiki), Noé Debré, et notre journaliste Christophe Conte.
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