Depuis 1975, la plasticienne multiplie les images d’elle-même qu’elle décline dans des mises en scène qui se jouent des stéréotypes. Mais qui se cache derrière ces portraits diffractés à l’infini ? Une question à laquelle se propose de répondre la Fondation Louis Vuitton, à Paris, qui consacre une rétrospective à cette artiste devenue icône pop.
Connaît-on jamais vraiment les icônes ? On en perçoit le rayonnement, mais le centre incandescent, lui, se dérobe. On ne les connaît, intimement et personnellement, pas plus qu’on ne les voit. Ce que l’on perçoit, ce sont leurs mille reflets : éclatés, éparpillés, diffractés. Cindy Sherman est une icône. Pas uniquement parce qu’elle marque d’une pierre blanche l’histoire de l’art.
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Ni même parce qu’elle est sans doute l’une des rares artistes à s’être taillé une telle place dans la culture populaire : ainsi, lorsque Justin Timberlake annonce au journal télévisé, au début de l’année passée, son retour sur scène, il porte un T-shirt frappé du nom de Cindy Sherman comme d’autres se parent du nom de leur rappeur·euse ou rock-star préféré·e.
Mais laquelle, de Cindy Sherman ? Cindy Sherman est une icône, et ultime, parce qu’elle a réussi à produire d’elle-même tant d’images et de reflets que l’on serait bien incapable de la reconnaître dans la rue. Aujourd’hui, cela fait près d’un demi-siècle que l’artiste s’emploie à se rendre méconnaissable, et cette tâche, elle la poursuit encore sans relâche.
Au fil du parcours de la Fondation Louis Vuitton à Paris, qui lui consacre cet automne une imposante rétrospective, on n’y verra rien d’autre que cela : les perpétuelles variations d’elle-même, déclinées en cent soixante-dix œuvres de dix-huit séries réalisées de 1975 à 2020.
La tâche est infinie, et l’obsession naît déjà lors de l’enfance de l’artiste. Dans A Cindy Book, pas encore une œuvre en tant que telle, elle découpe puis compile les photographies de famille et de ses ami·es qui la représentent enfant puis adolescente. Sous chacune, elle inscrit : “That’s me, that’s me ! » (« C’est moi, c’est moi ! »).
La peinture, ce n’est pas pour elle
Lorsqu’elle s’inscrit en 1972 au Buffalo State College, l’art l’intéresse mais, très vite, elle se rend à l’évidence : la peinture, ce n’est pas pour elle. La photographie a davantage ses faveurs, mais sa pratique du médium, éminemment personnelle et intime, ne colle pas avec les canons tels qu’ils sont alors enseignés.
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Son procédé, tel qu’il se définit au creux de la décennie 1970 pour ne plus bouger depuis, correspond à la rencontre entre l’obsession intime et le contexte artistique de la décennie. Etudiante, elle traîne dans les project spaces, fréquente les artistes de la ville – dont Robert Longo, qui l’introduira à certain·es.
Elle assiste alors à l’essor de l’art corporel et des happenings, formes performatives qui élisent le corps pour médium et ont recours à la photographie comme un moyen technique, plus qu’un médium en tant que tel, permettant d’enregistrer les actions en question.
Très vite, elle trouve sa propre formule et s’y tiendra dès lors. Elle se maquille, se costume, prend la pose, se photographie, et ne garde comme seule trace du processus que cet ultime éclat de papier glacé. En 1975, elle réalise sa première œuvre. Ce sera la série Untitled #479 (1975), non-titre générique donné par la suite à toutes.
Chacune des apparitions la camoufle davantage, l’anonymise encore un peu plus
Elle y apparaît vingt-trois fois, déclinant la transformation d’une jeune fille à lunettes modèle en une vamp vénéneuse. Pour l’instant, le format est encore petit, rappelle les photographies d’identité et les Polaroid d’un Andy Warhol qu’elle admire. Lui, néanmoins, ne poussera pas aussi loin l’exploration, vivra sa vie de personnage public et s’entourera d’une faune fantasque.
Cindy Sherman, au contraire, autonomise rapidement ses apparitions. Elle est seule. Tout au plus – mais c’est rare et récent – se dédouble-t-elle. Chaque cadre l’enserre, mais ne la contient pas. Chacune des apparitions la camoufle davantage, l’anonymise encore un peu plus. Seul son regard est là, expressif, planté dans le nôtre ou indiquant un hors-champ. Car ce qui se passe hors du cadre, elle nous le masque systématiquement. Car Cindy Sherman ne performe pas. Cette partie de sa transformation, évoluant dans le temps et déployée dans l’espace, elle nous la dérobe.
Une quête thérapeutique qu’elle mène pour elle, par elle, autour d’elle
Les transformations ont lieu dans la sphère privée de celle qui, encore aujourd’hui, travaille seule. Son atelier, son studio, elle a choisi de le garder dans l’une des pièces de son appartement. Elle a bien essayé, un temps, dans les années 1980, de faire poser des tiers, son ex-mari, ses belles-filles, quelques ami·es et assistant·es. Même avec ses proches elle ne se trouvait pas à son aise. Rien n’en résultera, car l’essence de son travail réside dans la quête thérapeutique qu’elle mène pour elle, par elle, autour d’elle.
Telle est la lecture qu’en retient aujourd’hui l’historienne de l’art Isabelle Alfonsi, autrice de l’essai Pour une esthétique de l’émancipation. Construire les lignées d’un art queer (B42, 2019). “Ce que je trouve intéressant sur le long terme, c’est le plaisir personnel de la transformation et son rapport très jouissif au corps, où l’on perçoit qu’elle réalise un vrai fantasme. A mon sens, c’est là où elle est la plus contemporaine.”
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L’étendue de ses transformations, on en prend la mesure à la Fondation Louis Vuitton, qui prolonge en l’augmentant la dernière rétrospective parisienne de l’artiste au Jeu de Paume en 2006. Les commissaires, Suzanne Pagé, Olivier Michelon, Marie-Laure Bernadac et Ludovic Delalande, y ont pourchassé une volonté d’exhaustivité. A Cindy Book y figure, les séries les plus connues également.
Lorsque Cindy Sherman quitte Buffalo pour New York, elle commence les Untitled Film Stills (1977-1980), explorations en noir et blanc des rôles féminins types des films des années 1950-60 : la secrétaire, la femme au foyer, l’ingénue perdue dans la grande ville, toutes ces femmes y figurent saisies en pleine action, et néanmoins absentes, fuyantes, appelant déjà leur prochaine métamorphose.
Ce sera les Centerfolds/Horizontals (1981), où l’artiste se glisse dans la peau de modèles de revues de charme et introduit la couleur dans son corpus. Elles sont alanguies et rêveuses, mais quelque chose échappe encore, ses protagonistes apparaissant terrassées par une force sourde.
On le lui reprochera, et aux femmes passives des débuts succédera ensuite le basculement dans le monstrueux et le grotesque. Ainsi, les Fairy Tales (1985) introduiront l’emploi de prothèses au sein d’un univers féerique franchement maléfique, tandis que les Sex Pictures (1992) et les Surrealist Pictures (1994-1996) accentueront encore les effets de trucage, plongeant dans l’obscène de corps démembrés et de visages masqués.
Entre-temps, l’artiste aura eu besoin de marquer une halte, et les History Portraits/Old Masters (1988/1990) la verront, et c’est un hapax, se référer au passé et à l’histoire de l’art en rejouant des portraits de la peinture figurative classique. Elle replongera de plus belle dans le grotesque avec les cauchemardesques Clowns (2003-2004), sommet fiévreux et grimaçant où l’humain disparaît sous des couches de maquillage dégoulinant et de costumes en polyester.
Lady Gaga avant Lady Gaga
La rétrospective au Jeu de Paume s’achevait sur cette série, marquant l’introduction de la technologie numérique dans son corpus, dont la Fondation Louis Vuitton présente les développements ultérieurs, pour la plupart inédits, dont les Men (2019-2020), sa première série d’hommes, et les Tapisseries (2019-2020), réalisées à partir des selfies postés sur son compte Instagram. “Cindy Sherman, c’est Lady Gaga avant Lady Gaga, poursuit Isabelle Alfonsi. Elle a compris beaucoup de choses des individus de la postmodernité, où la question de l’unicité n’a plus de sens ni d’intérêt.”
Au fil de cette incessante multiplication, seuls demeureraient inchangés, ainsi que l’énonce le commissaire Ludovic Delalande, « les yeux bleus de Cindy Sherman », titre de l’essai qu’il rédige pour le catalogue – encore que, sur Instagram, ses selfies vont désormais même jusqu’à faire disparaître l’iconique couleur de ses yeux.
Une fois posé ceci, et constaté l’expansion constante de la galaxie des « Cindys », quel statut, quel sens leur assigner plus précisément ? L’un des traits récurrents de ses avatars réside dans le fait qu’ils opèrent au niveau des clichés, stéréotypes et autres figures emblématiques. Cindy Sherman rend visible, mais ne critique pas ; dévoile, sans cependant déconstruire. Si la pop culture est aujourd’hui aussi friande de son travail, c’est alors certainement parce qu’elle y a toujours puisé sa matière.
L’artiste grossit le fonctionnement des mécanismes d’identification puisés dans les modèles à disposition fournis par les industries culturelles. Elle nous en exhibe l’impasse : que l’on choisisse d’opérer avec eux ou contre eux, on ne s’en détache jamais vraiment. L’invention de soi est une conquête, une victoire sur les réflexes spontanés.
L’histoire de l’art, elle l’élude en pourchassant une obsession obstinément personnelle
Par conséquent, lui assigner une généalogie artistique proprement dite reste périlleux. L’histoire de l’art, elle l’élude en pourchassant une obsession obstinément personnelle, tout comme elle lui échappe en épousant méticuleusement les inflexions de l’air du temps. L’une de ses dernières séries en témoigne : les Men. Bien que l’on trouvât déjà des personnages asexués dans son corpus (Untitled #112, 1982 ; Untitled #224, 1990) et qu’elle confiât en 2012 à John Waters, dans le catalogue de sa rétrospective au MoMA à New York, son désir de réaliser une série entière d’hommes, celle-ci est la première.
Entre-temps, la mode est passée par là, popularisant les collections androgynes puis unisexe, et Cindy Sherman s’en fait ici aussi le sismographe : à l’origine de la série, il y a une commande, passée par la créatrice de mode Stella McCartney au lancement de sa nouvelle ligne pour hommes.
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Paradoxalement, c’est peut-être au sein de cette série que l’artiste nous paraît la plus naturelle, à tel point que l’on s’imaginerait pouvoir enfin la croiser ainsi dans la rue. Le maquillage est à peine exagéré, tout au plus a-t-elle a eu la main lourde sur le contouring. Les vêtements restent eux aussi très ordinaires. On voit ses yeux, les traits de son visage. Signe que le féminin est bien ce carcan, insurpassable, et qu’il ne pourrait être brisé qu’en basculant vers l’autre sexe ? Mais au moment de devenir homme, Cindy Sherman a déjà basculé dans le numérique.
Pour preuve, ce qui apparaît surtout modifié, manipulé dans les Men, ce sont les fonds, ces paysages qui se dédoublent comme tout droit sortis de l’intelligence artificielle de DeepDream. Les personnages, eux, se passent de prothèses et de masques, car l’opération de transformation s’est dématérialisée : aujourd’hui, les technologies numériques permettent à elles seules de modifier un portrait au point de rendre le modèle méconnaissable.
“Cindy Sherman a toujours été attentive aux idéologies et aux fantasmes que véhiculent les techniques et les interfaces qui prennent en charge notre inscription dans le monde”, souligne la philosophe et critique d’art Marion Zilio qui, dans son dernier essai Faceworld, le visage au XXIe siècle (PUF, 2018), déployait l’histoire de l’invention du visage comme “objet technique”.
#notyourusualselfie
Revenant sur le premier selfie #notyourusualselfie réalisé avec l’application Facetune en mai 2017, elle explique : “Le mode d’existence de nos visages aujourd’hui – du selfie connecté à sa traduction algorithmique – se caractérise, entre autres, par une diffusion et une exploitation massives des data sur les réseaux ou les plateformes du web (les fameuses Gafam). Les visages ne nous appartiennent plus, ils sont la propriété d’entreprises cotées en bourse et d’un capitalisme de surveillance.” Le “je”, lorsqu’il apparaît à l’image dans ce contexte, n’est déjà plus un visage : il est une image qui communique avec d’autres images.
Cindy Sherman, quand bien même elle se grime en homme, n’est pas transgenre : les enjeux d’une lutte réelle, faite d’oppressions quotidiennes subies et vécues, ne sont pas les siens. Ce n’est du moins pas le sujet de la Cindy Sherman artiste, la seule à laquelle nous ayons accès. Il faudrait alors plutôt se pencher sur les enjeux de l’image contemporaine numérique pour l’identité, cette image numérique traduite en pixels, hashtags, métadonnées, géolocalisation.
Et pourtant, ces nouvelles ressources de l’image interactive, Cindy Sherman ne les intègre pas, pas encore, à son travail d’artiste, et souligne que les images qu’elle produit et diffuse sur Instagram ne sont pas des œuvres mais des brouillons. A la Fondation Louis Vuitton, celles-ci trouvent néanmoins leur place sur les cimaises. Seulement, les selfies ont été transposés au textile et s’exposent sous la forme de tapisseries (2019-2020). Le virtuel redevient matériel. Le flux se fige. L’interactivité bégaye.
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Est-ce à dire que, au moment où l’infrastructure technologique permet à chacun·e de devenir à soi-même sa propre Cindy Sherman, l’originale hésite, reste sur le pas de la porte ? Parce qu’elle s’est toujours refusée à commenter son travail, à le doter d’une interprétation explicite, celui-ci reste ouvert et alimente d’autant plus ces questionnements. En creux, il devient alors également possible d’y lire autre chose. Aujourd’hui, les stéréotypes sociaux réducteurs, sexistes et racistes n’opèrent plus seulement au niveau de l’image.
L’invisible travaille désormais les identités bien plus profondément que le simple apparaître des corps
De plus en plus, ils basculent dans l’invisible et se nichent au niveau de la quantification de soi et de ces « algorithmes de l’oppression » qu’évoque la chercheuse Safiya Umoja Noble dans le livre de référence sur le sujet qu’elle publie en 2018 (New York University Press).
D’une certaine manière, les évolutions récentes du travail de l’artiste en témoignent. Elles indiquent que le système élaboré dans les années 1970 a été rattrapé par les changements de l’infrastructure technologique. Que l’invisible travaille désormais les identités bien plus profondément que le simple apparaître des corps. Que les modifications réelles, prothèses et maquillage, n’y feront rien, ou si peu.
Que l’on a beau prendre conscience des images de l’inconscient collectif, d’autres forces plus redoutables encore s’y superposent désormais. Doté·es de nos yeux et corps du XXIe siècle et en pleine conscience de ces enjeux, il n’a peut-être jamais été aussi fécond de se replonger dans son œuvre.
Cindy Sherman du 23 septembre au 3 janvier, Fondation Louis Vuitton, Paris
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