Trop peu vu en France, Christopher Williams provient de l’art conceptuel et de la photographie objective tout en opérant depuis l’intérieur de la matrice parfaitement huilée du capitalisme tardif. Ça glisse, et ça grince.
C’est une grappe de pommes plus rouges qu’une teinte de rouge à lèvres waterproof ultra-breveté. Une savonnette jaune dont la mousse baveuse lèche goulûment les mains qui la frottent. Une petite fille espiègle au sourire perlé figé jusqu’à rendre l’éclat de rire carnassier. Ou encore un gallinacé au plumage parfaitement coiffé venant se découper sur un fond turquoise digne d’une agence de mannequin.
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En soi, on aurait plus simplement pu dire : il y a, dans l’exposition de Christopher Williams à la galerie David Zwirner à Paris, des photographies de fruits, de produits d’hygiène, d’enfants et d’animaux.
Les rouages de l’image fabriquée, au-delà de la représentation d’un sujet
Subitement, l’intérêt retombe. Mais la description, tout comme la représentation, n’épuise en rien chez l’artiste son sujet. Car le sujet, à vrai dire, n’est pas l’affaire de l’artiste. Son travail à lui commence avec l’image, reproduite, mais aussi et surtout fabriquée, par un seul autant que par toute une industrie. Et l’on pourrait même ajouter : toute une civilisation, celle du paradigme occidental post-fordiste qui émerge au lendemain de la guerre froide et marque l’entrée dans le consumérisme que l’on sait.
Christopher Williams naît en 1956 à Los Angeles. Son enfance, déjà, est marquée par ce qui deviendra le substrat de son œuvre : son père s’occupait, à Hollywood, des effets spéciaux. S’il y a certes, chez l’artiste, des effets, ceux-ci n’ont en revanche rien de spécial.
À la fin des années 1970, il entame des études d’art, qui le verront faire ses armes auprès de la première génération d’artistes conceptuels qui officient alors à Cal Arts (pour le California Institute of the Arts) : des pontes comme John Baldessari, Michael Asher ou Douglas Huebler. Aujourd’hui, Williams enseigne la photographie à la Kunstakademie de Düsseldorf, où il occupe la chaire d’autres précurseurs, les Becher, connus pour leurs typologies de l’architecture d’usage.
Scruter la culture visuelle de l’Amérique des nineties
Le travail de Christopher Williams se situe quelque part entre ces deux généalogies : l’art conceptuel de la côte ouest et la photographie objective de l’Allemagne d’après-guerre, qu’il réinscrira de son côté au plus près des formes du capitalisme tardif. Williams est un fin observateur de la culture visuelle de l’Amérique des années 1990 ; il a le même âge, à un an près, que Jeff Koons, et les deux représentent peut-être quelque chose comme les deux pôles antithétiques et pourtant complémentaires de ce constat-là.
Et pourtant, leurs stratégies critiques, toutes deux valides, diffèrent : chez Koons, c’est l’exacerbation célébratoire de ce qui est là, réinjectée dans les réseaux fluidifiés du grand capital dont l’art se rapproche alors de plus en plus ; chez Williams, la posture critique est plus ténue, sa facture reste lisse, son iconographie adossée à celles des magazines glossy et catalogues de vente, mais il maintient également la pensée du contexte d’exposition – ou pour le dire autrement, la tradition de la critique institutionnelle.
La première rétrospective française depuis 1999
Sa première rétrospective en France depuis 1999, que lui consacre la galerie David Zwirner, se lit avant tout ainsi. Les photographies ou séries de photographies exposées sont pour la plupart issues de la série la plus connue, For Example : Dix-huit leçons sur la société industrielle (2005-2014), qui ont également fourni le cœur de sa première rétrospective, The Production Line of Happiness (2014-2015), montrée à l’Art Institute à Chicago, au MoMA à New York, à la Whitechapel Gallery à Londres et au MAMCO à Genève. Mais Standard Pose, le volet parisien, se reçoit avant tout comme un système : invariablement chez l’artiste, tous les éléments du contexte de monstration font exposition, tout comme la fabrication de la photographie faite œuvre.
Dès l’entrée, l’espace d’accueil est investi par des affiches et des vidéos (on lit, listée et encadrée, la grammaire de l’exposition : matière imprimée, cadres photo, photographies…) avant de pénétrer dans l’espace principal. Celui-ci est scandé de cimaises, transportées d’une exposition à l’autre, exposant les stigmates de leur manipulation, et aux murs, les séries qui y prennent place sont disposées à hauteur de regard d’enfant – c’est-à-dire trop bas, ou plus bas, que les convention habituelles d’accrochage.
“Un hybride du lexique d’IKEA et du réalisme social”
L’ensemble, aujourd’hui, se reçoit aussi comme l’anticipation de la posture critique de la décennie 2010, où le collectif curatorial DIS Magazine, notamment, aura représenté une posture similaire de réalisme capitaliste, d’abord sur le web, puis au fil de propositions d’expositions – de la 9e Biennale de Berlin à la récente Biennale de l’Image Mouvement à Genève.
L’intérêt des seconds pour le premier (ils publieront sur leur site une interview de l’artiste) se retrouve récapitulé dans une formule de Christopher Williams déclarant que l’image est “un hybride du lexique d’IKEA et du réalisme social”, qui aurait tout aussi bien pu être attribuée au collectif DIS. Les deux possèdent en commun de ne pas reculer devant l’observation des signes impersonnels et automatisés des industries culturelles et des rouages de l’efficacité publicitaire, tout en venant en gripper de manière presque imperceptible la mécanique soigneusement huilée.
Christopher Williams. Standard Pose, jusqu’au 29 janvier à la galerie David Zwirner à Paris.
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