A l’heure où il abandonne la direction du Mamco, à Genève, son fondateur Christian Bernard raconte son musée, mais aussi le présent et l’avenir des musées en général et les évolutions actuelles de l’art contemporain.
C’est sans conteste l’un des musées les plus extraordinaires qu’il vous sera donné de voir. Pensé comme une fiction à tiroirs, comme un palimpseste ou une chambre des merveilles avec ses œuvres subliminales, ses expositions temporaires et ses salles habitées en permanence par des artistes à demeure (le salon de musique de Sarkis, la crypte de Parmiggiani, la remise de Rutault ou l’appartement dupliqué du collectionneur Ghislain Mollet-Viéville), le Mamco (musée d’Art moderne et contemporain) est, depuis sa création en 1994, le musée des musées.
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Extraits de bavardages
Alors qu’il remet les clés de ce palais de la mémoire à Lionel Bovier, son fondateur Christian Bernard fait un point sur le Mamco, le musée en général et la mutation à laquelle fait face aujourd’hui l’art contemporain. Extraits de bavardages en compagnie de cet érudit à l’imaginaire ample et romanesque, poète à ses heures, au cœur de sa dernière exposition, une réactivation des accrochages phare de ces vingt dernières années qui transpose dans le champ de l’art la notion de répertoire.
Didascalie : la discussion démarre autour d’une vidéo récente dans laquelle l’artiste Paul Devautour décrète la fin de l’exposition, qui selon lui “a commencé au XIXe siècle avec les grands magasins et se termine avec le commerce en ligne”.
Christian Bernard – “Paul Devautour a disposé au Mamco d’un espace permanent pendant cinq ans, c’était une collection évolutive et fictive qui a servi de modèle inversé, parodique et critique à la reconstitution de l’appartement d’art conceptuel du collectionneur Mollet-Viéville. Mais je tenais beaucoup à cette fiction critique, parce qu’au fond elle a représenté une forme d’appropriationnisme des possibles du champ de l’art, et non pas de ses icônes. Devautour est aussi le seul qui ne m’ait jamais fait douter de l’exposition, je trouve implacable son raisonnement et, au moment où je quitte ce musée et ce métier quotidien de l’exposition, j’étais très heureux qu’il envoie ce message radical. S’il n’y a pas l’antidote du musée dans le musée lui-même, celui-ci est voué à se confronter à son miroir.
Ce que je voulais en concluant de la sorte avec ‘l’exposition de nos expositions’, c’était faire un musée exposé qui expérimentait des modèles d’exposition anciens et nouveaux. Il est possible qu’au moment où le musée entre dans son moment réflexif, cela signe aussi son terme.
Mais le musée est une institution qui s’adresse, qui ne peut se dispenser d’adresser quelque chose. Je crois que le musée est une forme usée, non pas une forme morte ou terminée, mais qui connaît une usure, fragilisée notamment par la rupture anthropologique en cours et l’illusion numérique à l’œuvre. Le musée, c’est le conservatoire des choses mêmes, ce qui est en train de s’évanouir de notre champ de conscience. Peut-être un jour faudra-t-il fermer les portes et conserver la poussière tellement il sera précieux de se souvenir.
« L’achèvement du spectacle, c’est la numérisation et la dématérialisation du monde »
Récemment, une boîte de communication payée par la ville a proposé ce slogan : ‘allez voir nos collections sur internet’. C’était absurde. Tout le monde trouvait ça formidable jusqu’au moment où j’ai rappelé que nous n’étions pas là pour envoyer les gens sur internet mais chez nous. Le commerce des images sans référents, des auto-images est devenu tellement intériorisé que plus personne n’ose protester, c’est cela le véritable achèvement du spectacle. Le spectacle au sens debordien, c’est la construction des possibilités de saisir le monde, de se le représenter. L’achèvement du spectacle, c’est la numérisation et la dématérialisation du monde.
De ce point de vue, le musée est impuissant. Il va numériser toutes ses collections et les gens vont rester sur leur canapé, devant leurs tablettes, et ne feront plus l’expérience de l’œuvre dans sa concrétude et dans les interrelations qu’elle peut nouer dans le musée. Le musée, c’est une scène de théâtre qui se déserte. Ceci dit, je ne suis pas plus triste que ça. Mais nous assistons à la fin d’une expérience inventée au XIXe siècle, qui pensait que par synecdoques on pouvait tenir le monde encyclopédiquement dans un bâtiment.
Une expérience qu’on a essayé de déplacer d’époque en époque jusqu’aux années 1960, où Donald Judd a imaginé ces grands ensembles monographiques permanents qui donnaient l’idée qu’on pouvait suspendre le temps de l’œuvre, comme si l’œuvre pouvait être définitivement perçue dans une donnée expositionnelle précise. ça a été la grande obsession des artistes des années 1960, comme On Kawara par exemple.
Récemment, j’ai visité l’exposition Velázquez au Grand Palais, il y avait devant moi une femme très classe accompagnée de deux enfants de 8 à 12 ans, très bien élevés. Cette femme se concentrait devant chaque tableau, l’un après l’autre, et pendant toute la visite ses enfants n’ont pas dit un mot, ils ont visité l’un et l’autre l’exposition sur leur tablette.
Tout au long de l’exposition, la mère a regardéles tableaux et les enfants ont regardé les tablettes et de temps en temps ils levaient les yeux pour vérifier qu’ils étaient bien devant le bon tableau. C’était fascinant. Et ça n’est pas une anecdote mais le signe d’une mutation, d’une nouvelle manière de penser les œuvres.
« La texture des choses s’est pixélisée, c’est pour ça que le musée est une forme usée et en même temps une forme de plus en plus nécessaire »
Ça fait des décennies que les cartes postales recadrent les œuvres, c’est une infamie que personne ne dénonce, plus personne ne cherche le morceau manquant mais ça n’est rien par rapport à ce que la numérisation des images est en train de produire. La texture des choses s’est pixélisée, c’est pour ça que le musée est une forme usée et en même temps une forme de plus en plus nécessaire. Sa désuétude est précieuse et je ne dis pas ça de façon mélancolique.
Je ne suis pas en train de déplorer, je constate quelque chose de douloureux mais je pense aussi que quelque chose d’autre peut surgir. Cela me fait penser à l’histoire de l’imprimerie, de la lecture orale : pendant longtemps, on ne pouvait pas lire sans former les mots sur les lèvres, puis la lecture est devenue petit à petit silencieuse et plus elle devenait silencieuse plus elle était rapide. Ce fut un changement de régime de la lecture, l’avènement d’un autre rapport au texte, qui s’est institué à la fin du XIXe.”
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