Désormais, Chicago s’affirme comme la ville d’accueil d’artistes qui ne parviennent plus à subsister à New York ou Los Angeles. Un nouvel épicentre pour les acteurs du marché, où se réinventent les stratégies de résistance aux structures économiques.
Il a beau être conservé à l’Art Institute of Chicago, le célébrissime tableau American Gothic de Grant Wood (1930), dépiction satirique du colon blanc engoncé dans son conservatisme, représente en quelque sorte l’antithèse de la scène artistique qui caractérise la ville. A Chicago se joue, depuis quelques décennies déjà, l’invention locale, collaborative et inclusive des modèles communautaires et identitaires.
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Au printemps dernier, l’exposition Amalgam de Theaster Gates au Palais de Tokyo s’en faisait l’écho. Le natif de Chicago arrivait précédé de la réputation du Dorchester Project, l’entreprise de réhabilitation d’un quartier du South Side à population majoritairement afro-américaine, le sud paupérisé de la ville.
A Paris, celui-ci esquivait le sujet. Une manière d’indiquer que cet aspect-là de sa pratique ne pouvait se déplacer hors de son ancrage originel, qu’il ne pouvait être placé sur un socle. Et qu’il fallait donc, pour en faire l’expérience, aller voir par soi-même.
De plus en plus d’artistes s’installent ici
A l’inauguration de la foire EXPO CHICAGO, l’attraction exponentielle que suscite depuis une poignée d’années la ville se confirmait. Etaient certes au rendez-vous les grandes galeries internationales – Hauser & Wirth participait pour la première fois avec un solo de Lorna Simpson, exposée en 1992 au MCA, le musée d’art contemporain de la ville – ainsi que les galeries qui cimentent le maillage de la ville – Mariane Ibrahim, fraîchement débarquée de Seattle en février, montre les portraits de créatures d’une utopie afro-aquatique de la photographe Ayana V. Jackson ; l’historique galerie Kavi Gupta dédie un solo à Jeffrey Gibson, inspiré par les quatre années que passa l’artiste immergé dans la scène house de la ville au mitan des années 1990. En contrepoint, la première édition de la foire off NADA amenait avec elle les galeries émergentes.
L’engagement politique hors-sol, protégé par le cocon des institutions, apparaît alors instable
La dernière semaine de septembre plaçait la ville sur le calendrier frénétique des événements artistiques. Mais hors des flux globalisés de personnes et de capitaux, Chicago s’impose comme un nouvel épicentre pour de jeunes artistes qui, jusqu’alors, se contentaient essentiellement d’y passer leurs années d’études. L’actuel mouvement qui voit désormais les artistes y rester, ou y revenir, doit certes beaucoup à une conjoncture économique qui rend New York ou Los Angeles de moins en moins viables.
Il doit tout autant à un retour du refoulé des soubassements mêmes de l’écosystème artistique. L’année en cours aura ainsi été marquée par une série de scandales révélant la provenance douteuse, et toxique, de l’argent les finançant – de la famille Sackler (impliquée dans la crise des opiacés) à Warren B. Kanders (lié à la fabrication de grenades lacrymogènes utilisées à la frontière mexicaine). L’engagement politique hors-sol, protégé par le cocon des institutions, apparaît alors instable.
Un solo-show de Virgil Abloh
La Biennale d’architecture, inaugurée au même moment, présentait alors un ensemble de propositions représentatives de cette « pratique sociale » (« social practice ») qui se moquent bien d’être art ou architecture, pourvu qu’elles fassent bouger les lignes et, avec un peu d’espoir, les mentalités et les conditions de vie – avec des projets et archives de Theaster Gates, Forensic Architecture ou Mass Design Group.
Que Chicago soit actuellement alignée sur les préoccupations de l’art contemporain, et en ait en quelque sorte posé les jalons historiques, doit beaucoup aux espaces indépendants, autogérés (comme 6018/North ou Julius Caesar) mais également universitaires. Fondée en 1915, la Renaissance Society est intégrée, comme Neubauer Collegium, au campus de l’université de Chicago.
Virgil Abloh se rêve en Marcel Duchamp
Sur des panneaux en enfilade, Latoya Ruby Frazier documente famille par famille, individu par individu l’impact de la fermeture de l’usine de General Motors à Lordstown en Ohio, au printemps. A l’exact opposé du spectre, le MAC Chicago présentait son exposition la plus controversée, mais aussi la plus populaire à ce jour : un solo-show de Virgil Abloh, fondateur de la marque Off-White et directeur artistique Homme chez Louis Vuitton. Né à Chicago, architecte de formation, il s’y dévoile en polymathe touche-à-tout.
Si les artefacts présentés relèvent de la culture visuelle davantage que de l’art, la posture de l’artiste, elle, est clairement revendiquée. Virgil Abloh se rêve en Marcel Duchamp, mais en s’entourant d’une famille élargie d’artistes comme lui afro-américains (Kerry James Marshall, Arthur Jaffa, Kanye West) il fait bien plus, affichant le désir d’une histoire de l’art plurielle et inclusive. Au vu de l’ampleur de la tâche, l’infiltration des structures économiques est un moyen comme un autre, à condition de n’être pas le seul, pour rendre visibles les siens.
… and other such stories, Biennale d’architecture de Chicago, jusqu’au 5 janvier
The Last Cruze de Latoya Ruby Frazier, jusqu’au 1er décembre, Renaissance Society, Chicago
Take Me to the Water, jusqu’au 26 octobre, galerie Mariane Ibrahim, Chicago
Can you feel it de Jeffrey GIbson, jusqu’au 14 décembre, galerie Kavi Gupta, Chicago
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