Dans le récit intime, politique et très documenté des “années sida”, la critique d’art et historienne Elisabeth Lebovici témoigne de la lutte contre le VIH et de la créativité née dans l’urgence à survivre et à mobiliser. Pour nous, elle évoque cinq artistes activistes.
Dana Wyse
“Depuis 1996, Dana Wyse, sous le nom Jesus Had a Sister Productions, a constitué une unité de fabrication pharmaceutique de pilules en sachets, distribuées notamment dans les boutiques de musées et les librairies. L’énoncé affiché sur leur emballage illustré dérive des manuels pratiques, promettant une vie meilleure, un bon boulot, des amis, une vie sexuelle réussie. Cette ‘médecine’, nous dit Derrida, est à la fois remède et poison. Ce sont les paradis artificiels dont les pilules promettent (en anglais) l’effet instantané : être noir, être blond, être incroyablement créatif, garantir l’hétérosexualité de son enfant… Ce sont des formules à l’infinitif, traduisant une action dont le pouvoir s’introduit dans le corps des mots qui citent, en le parodiant, le contrôle pharmacologique exercé sur les systèmes immunitaires. Déchirer l’emballage, avaler la pilule produirait ici, quoi que celle-ci contienne, un effet placebo.”
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Zoe Leonard
“Informée par son activisme au sein d’Act Up-New York, son installation de photographies de vulves en noir et blanc pour la Documenta IX (1992), au sein de sept salles de peintures de la Neue Galerie de Kassel, porte un coup au musée tel qu’on l’a ‘naturalisé’ : patriarcal, blanc, hétérosexuel, et donc partial dans son universalisme. Car Zoe Leonard a ‘évidé’ les lieux de toute représentation d’hommes, conservant uniquement les tableaux de femmes.
Quelles sexualités, quelles représentations, quelles vies l’histoire institutionnelle de l’art occidental refuse-t-elle de voir ? L’artiste branche ces questions à l’actualité de l’épidémie du sida et aux ‘guerres culturelles’ menées par la faction ultraconservatrice de l’administration américaine, qui vise à interdire toute visibilité aux images et aux mots jugés ‘indécents’. Les photographies de Zoe Leonard interrogent les critères invisibles qui séparent les corps ‘sains’ des corps ‘vils’. C’est-à-dire, la division entre ceux dont on peut faire le deuil et ceux qui en sont exclus.”
Lionel Soukaz
“Réalisateur expérimental flamboyant, ayant abandonné le cinéma après la mort de Guy Hocquenghem et celle de Copi, il commence son Journal annales en vidéo à partir de 1991. Paris est alors la capitale du sida en Europe. Lionel Soukaz filme comme il respire. De la lutte contre le sida, il filme tout : les manifestations, les activistes, les réunions hebdomadaires d’Act Up-Paris, les séminaires, les festivals de cinéma, les murs des hôpitaux, Paris, son ami l’artiste et enseignant Michel Journiac, les vernissages des expositions officielles et surtout non officielles, les journaux, la télévision, le regard de ses amis séropos ou malades regardant la télévision, les paroles, les slogans, les papotages, les premières réunions où des activistes gays évoquent la question des archives… qui constituent, à leur tour, la plus extraordinaire archive du sida, filmée de l’intérieur.”
Alain Buffard
“Lorsque le danseur remet son corps en mouvement, à la fin des années 1990, c’est au moment où des études cliniques font état des premiers résultats de nouveaux traitements qui associent plusieurs molécules antivirales et marquent un changement de paradigme dans l’histoire du sida. Alors, je vais vivre, oui, mais comment, avec quel corps ? Comment se fabriquer un corps, non pas d’après la maladie, mais avec la maladie ? Alain Buffard intègre dans cette fabrication des récits de corps exclus, racisés, pédés, précarisés, non métropolitains, hors normes, et il avale l’histoire récente de la performance et de la danse où la virtuosité d’un saut, le point d’orgue d’une figure ou d’un geste, ont été déclassés. Son solo Good Boy (1998), ‘viralisé’ et transmis à un quatuor, puis à un groupe, est l’histoire de ce corps qui se présente, ou plutôt s’expose en public.”
Mark Morrisroe
“Dans sa chambre noire qui est aussi sa ‘backroom’, l’alchimie de ses plaisirs, le photographe-mauvais garçon de Boston, qui entraînera dans son sillage Jack Pierson, Tabboo!, Nan Goldin ou la galeriste Pat Hearn, triture, tache, tripatouille, découpe, retouche ses négatifs. L’espace fait corps avec les autres corps, y compris le sien, qu’il a couchés sur le papier sensible. Il produit un espace de dissolution. La fantasmagorie émanant de ses images redouble le contexte dans lequel les liquides constituent des enjeux majeurs, économiques, sociaux, technologiques du monde occidental des années 1980, y compris dans l’appréhension de l’épidémie du sida. Les fluides émanant du corps – le sperme et toutes les sécrétions sexuelles, le sang, les menstrues, la pisse, la merde… – deviennent porteurs des plus grandes menaces. Liquides dangereux = liquides précieux.”
Ce que le sida m’a fait – Art et activisme à la fin du XXe siècle d’Elisabeth Lebovici (Les Presses du Réel, JRP/Ringier, coéditions Maison Rouge), 320 pages, 19,50 €
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