Du film “Les Engloutis”, réalisé par Caroline Guiela Nguyen avec les détenus de la prison d’Arles, à “Amours (2)”, prochaine création de Joël Pommerat avec d’ex-détenus, l’aventure continue. L’utopie rendue réelle d’un lien que rien ne saurait rompre.
Coup sur coup, deux propositions – l’une filmique, l’autre théâtrale -, ont permis de suivre le travail au long cours mené depuis 2014 par Joël Pommerat et Caroline Guiela Nguyen avec les détenus de la maison centrale d’Arles. Au long cours étant à prendre au pied de la lettre. Depuis le transfert de Jean Ruimi du centre pénitentiaire des Baumettes à la centrale d’Arles, son désir de théâtre a eu la chance d’être entendu par la directrice de l’époque, Christine Charbonnier – “un ange dans cet enfer”, nous dit-il aujourd’hui – et par son conseiller d’insertion et de probation (SPIP) qui en a parlé à Jean-Michel Grémillet, ancien directeur de la Scène nationale de Cavaillon.
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Désormais président de l’association Culture & Liberté qui initie des actions culturelles en milieu carcéral et programmateur pour Concertina, Rencontres autour de l’enfermement, Jean-Michel Grémillet a organisé la rencontre entre le metteur en scène Joël Pommerat et Jean Ruimi au sein de la prison. C’est ainsi qu’a débuté une aventure jalonnée de plusieurs spectacles, très vite rejointe par la metteuse en scène Caroline Guiela Nguyen pour assurer une présence et un travail permanent avec les détenus : “Joël et moi, on est intervenus pendant des années à hauteur d’une semaine par mois chacun, précise-t-elle. Pendant huit ans, Jean Ruimi a travaillé tous les jours de la semaine avec un groupe de comédiens détenus dans la Centrale. Il faut pouvoir tenir un groupe comme ça et on n’aurait pas pu faire ce qu’on a fait si Jean n’avait pas été là. Il connaissait la réalité de la Centrale, connaissait les gars et pouvait remettre du jus. À la question, est-ce que le théâtre peut sauver, moi, en tant qu’intervenante, j’ai remarqué à chaque fois à quel point la fiction leur permettait d’être ailleurs. C’est très concret.“
À la mi-février, juste après la sélection des Engloutis au festival du court-métrage de Clermont-Ferrand, deux projections étaient organisées au sein de la maison d’arrêt d’Arles, en présence de détenus, de l’ancienne et de la nouvelle directrice de la prison, de gardiens, de la chargée de communication de la SPIP et du coordinateur culture pour la direction inter-régionale. Tourné dans la centrale d’Arles en juillet 2020, Les Engloutis est une fiction dystopique. Dans un futur proche, une vague gigantesque engloutit la moitié de l’humanité. Des lieux d’attente sont créés pour maintenir le lien avec les disparu·es au moyen de vidéos tournées par les proches au fil des ans. Jusqu’au jour où les disparu·es reviennent et sont confronté·es à leurs proches, au temps qui a passé sans eux. Une recherche du temps perdu où la mémoire constitue l’unique fil rouge permettant de les relier à un présent où ils échouent brutalement.
“Le théâtre a un rôle à jouer, socialement et individuellement”
Avant la projection, nous avons rencontré Jean Ruimi, libéré depuis avril 2021 et qui continue, à distance, le travail avec son équipe d’acteurs-détenus. L’occasion de revenir sur un parcours singulier où le hasard a servi de catalyseur à une vocation qui, désormais, se mêle à la mission d’une vie : “Vous savez ce que c’est mon rêve avant de mourir ? Faire que dans toutes les centrales (longues peines) et centres de détention (petites peines), il y ait du théâtre. Et ça commence à prendre.” Parce qu’il est persuadé à mille pour cent que le théâtre a un rôle à jouer, socialement et individuellement. “Le théâtre donne à réfléchir. Au départ, moi j’essayais de rentrer dans le rôle qu’on me donnait et je n’y arrivais pas. Parce que c’est lui qui doit venir en moi. Du coup, vous pensez et vous ne réfléchissez plus pareil. Je vous donne un exemple : on vous donne un rôle de juge ; en jouant, vous allez condamner un de vos collègues, un détenu. Il le faudra, il a fait une connerie. Vous allez comprendre pourquoi le juge vous a condamné. C’est ce que je veux faire comprendre aux jeunes. J’étais comme eux. Une fois qu’on a le déclic de se dire, le connard c’est moi, c’est pas les autres, alors c’est fini, vous avancez droit. C’est pour ça que le théâtre est quelque chose de fort. Pas la prison, elle n’aide pas, elle nous multiplie par dix.“
Au départ, aux Baumettes, c’est le cinéma qui l’intéresse lorsque des détenus lui expliquent la formation qu’ils suivent avec Lieux Fictifs (ateliers de formation et de création audiovisuelle au Centre pénitentiaire de Marseille) à la Friche Belle de Mai. Son obstination est payante, après avoir postulé sans relâche pendant trois ans où on lui disait que “faisant partie du grand banditisme, je n’avais pas le profil, ils ont fini par me dire : ‘Tu sais quoi ? Vas-y, c’est bon !’ J’ai fait un film avec les documentaires de l’INA. On faisait du montage et, en 2013, juste avant que je parte des Baumettes, j’ai fait un film où je parlais de ma sœur, de comment je suis arrivé là. On a travaillé aussi avec des étudiants venus d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne : ils venaient passer une semaine pour travailler avec nous. Ensuite, j’ai écrit.”
Machine à voyager dans le temps
Ce qui était un projet de scénario est devenu à son arrivée à Arles une pièce de théâtre : Retour du futur passé. L’histoire d’un détenu qui fabrique une machine à voyager dans le temps et la règle pour arriver trente ans plus tard, à la date de sortie du codétenu dont la peine est la plus longue. “On ne s’évade même pas, on sort par la grande porte !, rigole Jean. Mais on règle mal la machine et au lieu de se retrouver 30 ans en avant, on se retrouve en 1942 dans un camp de concentration. Le message, c’est de dire que c’est dur d’être dans une prison, mais il y a des prisons encore plus dures.” Ce premier spectacle sur lequel il travaille avec Joël Pommerat et Caroline Guiela Nguyen est créé en prison en 2016.
“Ce qui est intéressant aussi, ajoute Caroline Guiela Nguyen, c’est la fin de la pièce. Tout ça était finalement le rêve d’un des détenus à qui on vient d’annoncer qu’il va sortir. Et il en fait un cauchemar.” Si la prison est un traumatisme, en sortir est aussi une épreuve. “On croit que sortir c’est facile, c’est pas vrai, complète Jean Ruimi. Quand on a fait des années de prison, on est déboussolé et c’est très difficile de retrouver ses marques. Que ce soit dans le foyer, la rue, avec les gens, la famille. Vous êtes toujours sur la défensive. La prison, c’est l’enfer. C’est un combat continuel. Quand vous avez ça dans la tête et que vous sortez, vous êtes toujours en alerte. Je vais vous donner un exemple pour que les gens comprennent : vous, quand vous allez vous doucher, c’est pour vous détendre. Nous, quand on va à la douche, tout le temps, je suis obligé de prendre une arme, enfin, un stylo disons, parce que comme il n’y a pas de caméras, c’est là qu’on vient vous agresser. C’est vite fait, vous savez. On vous jette une serviette mouillée sur la tête, on vous plante des coups de couteau et vous restez dans la douche. Aujourd’hui, quand je me douche, je ne prends pas d’arme, mais dès que j’entends un bruit, je suis sur le qui-vive.”
C’est cela aussi qu’évoque Les Engloutis, métaphore fictionnelle de ce que vivent les détenus soumis à de longues peines, dans un ailleurs emmuré qui les prive de l’écoulement du temps vécu par leurs proches qui grandissent, vieillissent sans eux, loin d’eux, et du choc provoqué à leur sortie de prison. Lors de la rencontre avec les détenus après les projections, plusieurs témoignèrent de la violence ressentie à la vision du film, miroir fictionnel d’une réalité douloureuse. “Vous savez, je le vis tous les jours le film, explique Jean. Quand je suis rentré en prison en 2004, un de mes fils avait vingt mois et l’autre sept ans. Aujourd’hui, ils ont dix-neuf et vingt-cinq ans. Quand je suis sorti et que je les ai vus, je vous jure que c’est vrai, je voyais bien qu’ils étaient grands, mais je les voyais encore petits. Le film montre ça, la réalité des choses.”
Faire théâtre
En janvier, c’est en homme libre que nous l’avons vu jouer lors de l’avant-première de la prochaine création de Joël Pommerat, Amours (2), réalisée avec d’ex-détenus d’Arles et du Pontet. Comme pour Caroline Guiela Nguyen, après les créations en prison de Retour du futur passé (2016), de Marius, de Marcel Pagnol (2018) et d’Amours (2020), l’engagement de Joël Pommerat dans la maison d’arrêt se poursuit, mais il prend aussi la forme d’un accompagnement après la sortie de prison des détenus qu’il côtoie depuis des années. Aujourd’hui, Jean Ruimi est engagé comme acteur dans sa compagnie Nuit Brouillard, où il poursuit notamment son travail théâtral avec les détenus d’Arles. Tout, dans Amours (2), dit la volonté de poursuivre une expérience qui a nourri l’imaginaire et la création du metteur en scène et des acteurs. Depuis 2014, des comédien·nes profession·nelles participent à l’aventure, dans les spectacles et le film créés en prison, et dans Amours (2), présenté dans une salle de la Friche Belle de Mai où des chaises disposées en cercle mélangent spectateur·trices et acteur·trices.
Une assemblée théâtrale d’où surgissent des dialogues, des fragments de situations où l’amour fait la jonction avec les tourments de la vie, ses surprises et ses chocs. Un minimalisme assumé et revendiqué par Joël Pommerat : “Amours (2) fait suite au spectacle Amours créé à la maison centrale d’Arles il y a deux ans, constitué d’extraits de plusieurs pièces que j’ai montées précédemment. À Arles, on avait déjà joué deux gros spectacles dans des lieux de la prison qui avaient permis qu’on amène des décors, des lumières, toute une machinerie de théâtre. On avait mobilisé le personnel et pas mal d’énergie dans la prison et sur Amours, on m’avait demandé de faire plus léger. On l’a créé dans une salle polyvalente avec peu d’espace entre quatre poteaux où l’on avait fabriqué un espace de représentation qui pouvait accueillir 17 personnes. C’était la contrainte de sécurité de cet espace-là. Il y a quelque chose qui s’est passé dans ce travail de dépouillement qui m’a incité à le prolonger à l’extérieur avec Amours (2). À part Redhouane qui nous a rejoint, les comédiennes et les comédiens sont les mêmes.“ D’où le parti-pris d’une mise en scène “rudimentaire, sans ostentation, pour des jauges plutôt petites, avec au maximum 50 spectateurs. Sans éclairage, sans son, sans costumes et sans accessoires à part un vrai bébé (rires), une mallette et un livre. Enfin, l’idée est de ne pas jouer dans des espaces dédiés au théâtre, mais plutôt dans une salle de réfectoire, un hall, une salle de classe.” Un choix esthétique autant que politique : “Quand commence et quand finit le théâtre ? C’est la grande question et je cherche aujourd’hui à faire théâtre dans ces conditions-là qui ressemblent à celles qu’on a eues quand on travaillait à Arles dans la maison d’arrêt. Ce qui nous a amené à nous débrouiller et à y trouver du sens.”
Les Engloutis, réalisation Caroline Giuela Nguyen. Projections en présence de Jean Ruimi le 8 avril à 19h : Médiathèque Louis Aragon, Avenue Louis Sammut, Martigues. Le 04 mai à 20h30 : Vidéodrome, 49 cours Julien, Marseille – (une projection aura également en lieu en matinée aux Baumettes organisée avec l’association Lieux fictifs à destination des détenus de la maison d’arrêt)
Amours (2), mise en scène Joël Pommerat : tournée en 2022-23.
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