Alors que la galerie Magnum présente des tirages inédits de “Carnival Strippers Revisited” de Susan Meiselas, Iris Brey analyse pour “Les Inrocks” la manière dont le regard de la photographe disparaît au profit des femmes présentes devant son objectif.
Pendant trois étés, de 1972 à 1975, Susan Meiselas a suivi des stripteaseuses dans les fêtes foraines aux États-Unis, photographiant à la fois les spectateurs regardant ses performances et les femmes dans les coulisses existant en dehors de ce regard masculin.
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Ce travail fondateur est aujourd’hui exposé à la galerie Magnum sous le titre Carnival Strippers Revisited, avec des tirages en couleurs inédits, qui s’ajoutent à cette série iconique.
Palimpseste de peaux
La juxtaposition des clichés en couleur côtoyant les photos en noir et blanc, déjà exposées lors de sa rétrospective au Jeu de Paume en 2018, permet de mieux s’approcher de ce qui nous bouleverse dans le travail de Susan Meiselas : les corps féminins dénudés sous son objectif portent tous une histoire. Ils échappent à leur statut d’objet, car le regard de la photographe réussit à faire vivre leur passé. Chaque corps féminin est matière, matière vivante et chargée. Et notre œil de spectateur·trice n’est à aucun moment convoqué comme œil voyeuriste, mais comme un regard qui examine un palimpseste de peaux : derrière un ventre zébré de vergetures blanches on devine une grossesse, sous des pommettes fardées de rose on devine des creux sûrement laissés par de l’acné, sous les aisselles d’une rouquine si juvénile se dévoilent des poils marrons de femme. Les couleurs nous permettent de nous projeter à la fois dans l’époque spécifique des années 1970 (les photos deviennent datables), tout en faisant apparaître de manière plus marquée l’histoire des femmes photographiées.
La corporéité d’un slip frangé
En noir et blanc ou en couleur, Meiselas réussit à convoquer cette notion de corporéité, même lorsque le visage reste hors champ et que son objectif s’attarde sur des parties de corps. Dans la photo Shortie on the bally qui ouvre l’exposition, le point focal de la photo se trouve au niveau de l’entrejambe ; on y voit une femme cadrée du haut des genoux au nombril portant un slip frangé dont la main au repos tient une cigarette. Cependant, Meiselas évite l’objectification du corps de la stripteaseuse grâce au jeu des matières et à l’action de la main. Le satin de la culotte, les fils de soie ou de coton de la frange, et les faux diamants qui ornent la couture donnent l’impression que l’on peut quasiment ressentir le sous-vêtement et celle qui le porte.
Ce qui rend la photo émouvante c’est qu’il devient impossible d’ignorer la tension entre l’objet porté et le corps qui le porte. Notre regard s’attarde sur l’imbrication des deux. Les franges reposent délicatement sur la cuisse gauche, on ressent presque la douceur délicate de ce contact entre la matière et la peau, sur la cuisse droite se loge un bleu près du pubis rappelant au contraire un à-coup passé. L’élastique du slip tire légèrement trop sur la hanche droite et creuse la peau ; évoquant l’inconfort des sous-vêtements trop serrés. Les sensations du corps de Shortie sont convoquées, nous les partageons avec elle. Et puis il y a cette main. Cette main aux ongles rongés qui tient sa cigarette de manière virile. Cette main rugueuse qui pourrait appartenir à un corps de travailleur. La longueur et la forme des ongles laissent deviner l’anxiété de la personne, nous projette dans ce qu’elle porte comme poids, sûrement depuis longtemps. La cigarette allumée évoque au contraire ce temps éphémère, coupé de la réalité de la main de travailleuse, la minute de détente, ce moment de plaisir. L’objectif de Meiselas transmet toutes les strates physiques, matérielles et temporelles de ce corps photographié.
De toucher à être touché
Le tour de force de Meiselas est sûrement de déplacer la notion de toucher. Shortie se retrouve dans plusieurs des clichés de Meiselas où elle est nue devant des hommes et nue dans les loges. Meiselas représente l’envie des hommes qui veulent toucher Shortie pour s’emparer de son corps (d’ailleurs Shortie l’exprime elle-même dans ses interviews publiées dans la réédition des livres qui accompagnent l’exposition, “those guys are gonna go as far as you let’em go. They don’t bother me. They touch me, they put their hands on me, but I don’t want their mouths near me”). Mais la photographe nous place nous spectateur·trice de ses photos non pas dans la position des hommes qui ont envie de toucher ce corps, mais dans sa position à elle : celle de se sentir touchée par ce corps.
Ce déplacement raconte tout le positionnement de la photographe. Un point de vue qui à la fois nous montre le fonctionnement du male gaze (comme plaisir voyeuriste théorisé par Laura Mulvey au cinéma) et nous place dans le female gaze, dans le sens où nous sommes dans le partage d’expériences du corps féminin (comme plaisir ressenti dans le partage d’un regard à égalité, vision que je défends dans mon ouvrage Le Regard Féminin). La mise en scène des stripteaseuses nous donne l’impression de pouvoir toucher la matière de ces corps, non pas comme les hommes qui payent pour entrer en contact, mais en nous donnant l’impression qu’elles existent.
Archive vivante
La photo qui jouxte celle de Shortie portant un slip frangé sur le mur d’entrée de l’exposition est en couleur, avec quasiment le même cadrage, mais cette fois-ci le corps Shortie est en mouvement, les mains sont hors cadres et les franges blanches du slip rose bougent en même temps qu’un voile. Ce qui se dégage de l’agencement de ses deux images, c’est que la photographe ne cadre pas ses sujets pour les enfermer, ce qui l’intéresse dans chaque photo est la capacité d’agir de ces femmes. C’est peut-être l’enjeu de cette série. Là où les hommes prennent leur plaisir en les regardant comme des objets de désir, la photographe leur rend à chaque fois une subjectivité.
Le processus de fabrication de cette série durant trois étés est archivé dans la réédition de l’ouvrage Carnival Stripper et du livre Making of où l’on voit les notes de Meiselas inscrites dans des carnets jaunis, où l’on découvre la correspondance entre la photographe et les stripteaseuses, ce qui constitue en soi une archive passionnante. La matière de la chair dans les photos se retrouve dans l’impression de texture émanant des livres. De la même manière que la photographe fait exister les expériences passées dans le corps de stripteaseuses, les livres deviennent une archive vivante, presque palpable. On y découvre l’écriture de la photographe et celle des femmes, la texture des papiers, les planches contact gribouillées.
L’éthique de l’intime
On comprend à travers les lignes, et aussi à travers le choix des clichés des planches contact, que la démarche de Meiselas était politique. Elle collaborait avec ces femmes, elle documentait leurs vies et s’intéressaient à leur existence, sans jugement. Rien n’était volé, tout était partagé. C’est sûrement pour cela que lorsque nous découvrons ces photos et l’intimité de ces femmes, nous nous sentons autorisé·es à être parmi elles. Meiselas réussit à faire apparaître le lien qu’elle a construit avec ces femmes en disparaissant des photos. Abigail Solomon-Godeau le dit très bien dans le texte qui clôt le livre : “son invisibilité suggère quelque chose de l’intimité.”
Dans la nouvelle édition de Making Of se trouve une lettre de Lena, une des stripteaseuses, à Susan Meiselas où elle analyse l’importance de représenter des femmes qui ne sont pas comprises et ni représentées. Elle y glisse : “We are people with feelings” (nous sommes des personnes avec des émotions, ndlr). Grâce à cette série de photos et à l’objectif de Meiselas, cette phrase a pu s’incarner.
Carnival Strippers Revisited de Susan Meiselas jusqu’au 30 avril à la galerie Magnum, 68 Rue Léon Frot, Paris 11e
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