Au MoMA, l’actuelle rétrospective Björk fait scandale. Pour la presse américaine, la dernière venue d’une ribambelle d’expos à fort coefficient people est aussi celle de trop, symptomatique des absurdités directionnelles du MoMA, où tous les pouvoirs sont aux mains de quelques uns. Impensables il y a quelques mois, les attaques contre l’archaïque forteresse MoMA sont devenues une réalité. Retour sur l’historique du « Björkgate ».
Le mariage avait pourtant l’air heureux. Il semblait loin le temps où l’une et l’autre partie s’observaient de loin, avec défiance (souvent) et mépris (occasionnellement). Entre art et pop, on en était resté au statu quo d’une lune de miel prolongée. En 2013, Jay-Z sortait Picasso Baby, morceau bourré de références à l’art où il se posait en Picasso des temps modernes. Trois ans plus tard, c’est au cœur du temple de l’art moderne, au MoMA, qu’il en livrait une interprétation fleuve de six heures, dans le cadre de la rétrospective consacrée à Marina Abramovic, la grande prêtresse de la performance, qui avait alors dit adorer sa musique. Quelques décennies auparavant à peine, Warhol se taillait une place sur les murs du MoMA, et le pop-art rejoignait les rangs de l’art, jetant un pont entre « high culture » et « low culture », entre l’art dit populaire et l’art dit classique. La pop-music était-elle en train de suivre la même voie ?
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Face au défilé de stars au MoMA, le ras-le-bol de la presse
Les premiers signes de discorde ont commencé à se faire sentir l’été dernier, lorsque le MoMA a annoncé sa volonté de consacrer une rétrospective à Björk. Dernière venue d’un défilé de stars entre les murs de la vénérable institution, la pop-star islandaise succédait à Tilda Swinton, Tim Burton, et bien sûr, l’expo-performance sur-médiatisée The Artist is Present de Marina Abramovic. Dans la presse artistique, une certaine lassitude a commencé à se faire sentir. Au point que certains, à l’instar du critique d’art Jerry Saltz du site vulture.com, se soient mis à déplorer que « le MoMA ne soit pas capable de penser à un autre artiste, vivant ou mort, auquel consacrer une telle rétrospective ».
Pour autant, l’idée de mettre à l’honneur la chanteuse était loin d’être jugée inconcevable. Alors que les artistes sont de plus en plus nombreux à s’abreuver à l’inépuisable réservoir d’images générées par l’entertainment, Björk a, plus que tout autre, pratiqué l’art du cross-over, multipliant les collaborations, notamment avec son ex-mari et artiste Matthew Barney, le cinéaste Michel Gondry ou encore le vidéaste Chris Cunningham.
Ainsi, le même Jerry Saltz déclarait-il dans un premier temps « adorer Björk, sa personnalité fabuleuse et vivace, ses vidéos et sa musique », soulignant que « tout cela avait sa place dans un musée ». Ben Davis du site artnet.com s’avançait même jusqu’à déclarer qu’un peu de « populisme pop-culture » était tout à fait acceptable. Il poursuivait, et prédisait à quelques jours avant l’ouverture :
« On peut s’attendre à ce que les foudres des critiques se déchaînent sur la ville avec une violence comparable à celle du nuage de cendre du volcan Eyafjajökull. Beaucoup, beaucoup d’articles vont être écrits sur le fiasco de l’expo Björk au MoMA – des critiques moqueuses, hilares, sauvages, dont l’indignation sera à la mesure de la hype qui l’a précédée – des articles qui s’en prendront uniquement au fait qu’il n’appartient à un musée de célébrer une pop star dans un musée. Pour ma part, je ne suis pas d’accord ».
Björk : une expo trop peu ambitieuse
Sa prédiction ne s’est réalisée qu’à moitié. Unanimement sévères, ce n’est pas le sujet de l’expo mais bel et bien son traitement qui a déchaîné les foudres (ou la nuée de cendres). Le principal reproche: quitte à faire entrer la musique pop au musée, autant lui consacrer autant d’efforts qu’à la peinture ou à la sculpture. Or pour Roberta Smith du New York Times, c’est loin d’être le cas: l’expo est trop peu ambitieuse.
« Björk aurait dû refuser la proposition du MoMA. Non que son œuvre ne s’y prête pas, mais au contraire, parce que l’expo prouve que le MoMA n’est pas à la hauteur ».
Censée être une « rétrospective de milieu de carrière », le catalogue, décevant, ne porte pas de trace des recherches et du travail de recontextualisation qu’implique habituellement ce genre de projet. Par ailleurs, il n’a pas été jugé nécessaire de lui accorder plus d’espace qu’à un artiste émergent, dont les expos sont habituellement présentées en marge des grandes rétrospectives. Björk n’est pas traitée comme « l’artiste majeure de notre époque » qu’elle est censée être selon Klaus Biesenbach, le curateur de l’expo.
Un point de vue partagé par le Guardian en Angleterre:
« Ce n’est pas une expo d’objets comme celles consacrées par le Victoria & Albert Museum à Kylie Minogue ou David Bowie. Mais ce n’est pas non plus une ‘rétrospective de milieu de carrière’ comme promis le MoMA, et tout effort pour accorder à la musique la même considération qu’à la peinture ou à la sculpture manque à l’appel. Le résultat est un fourre-tout : il emprunte à diverses formes – panthéon du rock’n’roll, laboratoire scientifique, expérience synesthésique, musée de cire à la Madame Tussaud. Quel est le but visé ? J’ai passé des heures dans l’expo, d’autres encore à consulter le catalogue, mais je n’ai toujours pas trouvé la réponse ».
Alors que l’approche décloisonnée de la création qui se dessine actuellement dans les arts visuels rend nécessaire de repenser le dispositif de l’exposition hérité des siècles passés, l’univers musical, immersif et foisonnant, aurait pu en fournir l’occasion idéale. Or l’échec tient précisément à l’incapacité d’avoir rendu justice au sujet pour ce qu’il est. Au lieu d’entériner l’évolution des arts vers une hybridation qui relève aujourd’hui plus des cultural studies que de l’ancien système des Beaux Arts, le modèle du grand artiste été conservé.
Ainsi, pour Ben Davis, « la triste vérité est que les gens s’intéressent bien plus à une mauvaise expo Björk qu’à cette vieille chose appelée ‘art moderne’. Mais les efforts du MoMA en matière de pop-culture semblent voués à l’échec, tant le musée peine à faire croire qu’il pourrait constituer un lieu propice à son expérience. Le MoMA échoue à donner du sens à son sujet en tant qu’artiste, et en même temps, ne parvient pas non plus à retransmettre ce qui, chez Björk, en tant que pop star, constitue son attrait unique ».
Le « Björkgate », révélateur des dysfonctionnements du MoMA
On aurait donc, en tout et pour tout, une expo passablement poussiéreuse, peuplée de « poupées de cire flippantes » (Ben Davis), dont les objets recèlent peu ou pas d’intérêt intrinsèque. Une expo médiocre comme on en a vu d’autres : a priori, pas matière à scandale. Or peu à peu, le « Björkgate » s’est fait le symptôme de dysfonctionnements plus structurels au MoMA. Inédite à cette échelle, une contestation massive de la programmation, mais aussi de la légitimité de ses dirigeants, voit le jour.
Pour beaucoup, c’est la personnalité du commissaire Klaus Biesenbach qui transparaît, et sa gestion qui est en cause : un « Truman Capote du monde de l’art » pour Christian Viveros-Fauné d’artnet.com, mondain notoire, « hypersociable et obsédé par la célébrité », dont « le passe-temps préféré est de traîner avec des stars », comme il le documente sur son Instagram, qui regorge de photos de lui en compagnie de Lady Gaga, Courtney Love, Marina Abramović, ou encore James Franco. Amenant encore Christian Viveros-Fauné à se demander s’il est vraiment en mesure de conserver une distance critique avec les célébrités expose à tour de bras.
Une question qui ne se serait pas posée s’il n’avait pas été placé par Glenn Lowry, l’actuel directeur du MoMA, au sommet d’une organisation pyramidale qui fait de lui à la fois le directeur du MoMA PS1, anciennement indépendant mais affilié au MoMA depuis 2000, en même temps que le commissaire général du MoMA. Depuis 2006, il est l’auteur, outre la rétrospective Björk, de 15 expos au MoMA et de 50 de plus au MoMA PS1. Pour Jerry Saltz, l’expo Björk révèle les absurdité de la concentration monopolistique du pouvoir. « Il faudra d’autres mesures pour remettre le MoMA dans le droit chemin, mais en attendant, il serait temps que Biesenbach soit seulement le directeur du MoMA PS1. Je suis sûr qu’il aurait pu y faire une excellente expo Björk ».
Une opinion partagée par l’influent site e-flux, déclarant que « le problème Björk du MoMA est un problème de management », alors que Christian Viveros-Fauné revenait lui aussi sur l’organisation des différents départements, une structure qualifiée en interne « Blanche Neige et les sept nains », où chacun de ceux-ci – Architecture et Design, Dessin et Estampes, Media et Performance, Photographie, Curating, Peinture et Sculpture – sont placés sous l’autorité directe de Glenn Lowry, tandis que Klaus Biesenbach, pour sa part, bénéficie d’une « république curatoriale indépendante ». Et de conclure lui aussi que le moment était tout choisi pour un changement de direction.
C’est justement par la musique pop qu’avaient été annoncées les prémisses de la discorde. Lors d’une altercation avec Klaus Biesenbach à Art Basel Miami qui avait fait grand bruit , le rappeur Mykki Blanco, lui reprochant de ne pas exposer assez d’artistes noirs, avait lancé : « Ma postérité survivra à tes conneries de curateur « .
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