A la galerie Thaddaeus Ropac à Paris, l’artiste Bjarne Melgaard s’attaque aux aspects sombres de l’industrie de la mode. Pour son expo, il demande à des coiffeurs, stylistes et maquilleurs d’interpréter ses dessins, conçus autour du film « Abus de faiblesse » de Catherine Breillat. Vulnérabilité, chantage et dépendance affective : dites-le avec du packaging Chanel.
Chacune des expos de Bjarne Melgaard est précédée de la même attente. Celle d’un frisson de subversion, d’ une bourrasque trash qui viendrait secouer les murs proprets du white cube. S’il est coutumier d’attendre que l’art nous transporte ailleurs, cet ailleurs est rarement celui auquel nous convie l’artiste, dont l’œuvre est une plongée au cœur du refoulé de la société.
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A 47 ans, le norvégien, New Yorkais d’adoption, a construit son œuvre sur l’exploration des contre-cultures. Et particulièrement celles qui habituellement fleurissent dans l’ombre derrière des portes closes : les dark rooms de clubs SM, l’univers du black metal nordique, ou encore les orgies bareback. A travers de nombreuses collaborations, ses installations, qui mêlent peinture, sculpture et dessins, souvent accompagnées d’une bande-son spécifique, en transposent les codes au musée. Et font éclater en plein jour leur folle expressivité.
Depuis sa première expo en 1998, les plus grandes institutions lui ont ouvert leurs portes. Représenté dans les collections du MoMA (New York), du MOCA (Los Angeles) ou du Stedelijk (Amsterdam), c’est récemment le Munch Museum à Olso qui lui donne carte blanche. Et l’invite à venir rudoyer un symbole ultime de la Norvège, le peintre Edvard Munch, qu’il recouvre alors d’une photo tirée des bas-fonds de l’internet.
La mode, dont il entend montrer les aspects destructeurs
A la galerie Thaddaeus Ropac à Paris, il présente une nouvelle expo, The Casual Pleasure of Disappointment. Cette fois, c’est une autre contre-culture de l’ombre qui retient ses faveurs : la mode. La mode, dont il entend montrer les aspects destructeurs, en prenant pour référence centrale le film Abus de faiblesse (2004) de Catherine Breillat, qui raconte l’escroquerie dont elle a elle-même été victime. Melgaard en reprend les thèmes de vulnérabilité, de détérioration physique et de tromperie, et en tire une série de dessins, présentés à l’étage supérieur de la galerie. Il demande ensuite à des stylistes, coiffeurs et maquilleurs de les interpréter.
Un sweat jaune comportant l’inscription « Catherine Breillat »
Au rez de chaussée, l’espace principal de la galerie est envahi par de grandes installations foisonnantes, maculées de maquillage et débordant de cheveux synthétiques, de faux cils, et d’objets trouvés. Parfois, les toiles supportent des vêtements, qui proviennent de la collection de mode qu’il a conçue en parallèle autour des mêmes thèmes. Une collection par ailleurs parfaitement fonctionnelle, « du streetwear pour les gens qui n’aiment pas le streetwear« , qui sera présentée lors de la Fashion Week à New York en 2016.
Un jour après le vernissage, Melgaard nous reçoit assis sur l’un des sièges de l’exposition, le dos calé contre une poupée miniature à son effigie, vêtue d’un sweat jaune comportant l’inscription « Catherine Breillat ».
Comment as tu eu l’idée de ta nouvelle exposition ?
L’an passé, le photographe Roe Ethridge a shooté une série autour de ma collection de mode pour W Magazine. Sur le shooting, le coiffeur Bob Recine m’a dit qu’il aimerait collaborer avec moi. C’est l’ancien coiffeur de photographes comme Helmut Newton ou Mario Sorrenti. Plus récemment, il a travaillé avec Lady Gaga pour qui il a conçu de grandes installations en cheveux. A cette occasion, il a développé une technique spécifique qui lui permet de faire à peu près tout à partir de cheveux. Ça m’intéressait d’explorer cette technique. A partir de là, l’idée d’une expo a commencé à faire son chemin.
Peux-tu nous en dire un peu plus sur le titre, The Casual Pleasure of Disappointment ?
C’est le nom de ma collection, qui explore les mêmes émotions que celles que j’essaie de transmettre dans l’expo. L’envers de la mode, la réalité par-delà les couvertures glossy : la déception, et l’angoisse de ne pas être cool.
Comment aborde-t-on l’univers de la mode en tant qu’artiste ?
Je ne pense pas que ça soit très différent. Pour moi, quoi que je fasse, tout trouve son origine dans mes dessins. A vrai dire, je n’ai jamais vraiment eu l’intention de devenir créateur de mode. Je dessinais des personnages autour de cette idée de déception, de disappointment, et j’ai commencé à leur dessiner des habits. C’est Babak Radboy, l’ancien rédacteur en chef de Bidoun magazine et co-fondateur du collectif Shanzhai Biennale, qui s’est dit qu’on pourrait faire de vrais habits à partir des croquis. La mode en elle même ne m’intéresse pas vraiment. En revanche, ce qui me fascine, c’est la manière dont les habits peuvent définir une personne, la manière dont il est possible de construire – et détruire – l’image de quelqu’un par des signes extérieurs de distinction.
Quelle est ta réaction lorsque tu vois Rihanna porter un manteau de ta collection ?
Je ne m’intéresse pas à Rihanna. Moi ce que j’écoute, c’est the Carpenters ! J’ai vu cette photo sur Instagram par hasard. J’ai juste trouvé ça drôle, parce que l’image qui est imprimée sur ce manteau, c’est une photo de ma mère et moi.
En ce moment, les connexions entre art et mode donnent naissance à des propositions très novatrices et absolument inclassables. Je pense par exemple à des collectifs comme DISmagazine, K-HOLE, Shanzhai Biennale…
Tout à fait. Et d’ailleurs, Babak Radboy, avec qui je fais ma collection, fait partie de Shanzhai Biennale. J’ai également déjà travaillé avec DIS magazine. Quant à K-HOLE, je ne les connais que de nom, mais j’ai collaboré avec Eckhaus Latta, qui est lui-même proche d’eux. Cette partie de l’art-mode est définitivement la scène la plus intéressante à New York, bien plus que ce qui se fait dans l’art qui s’expose en galerie.
Ces collectifs ont-ils une influence sur ton travail ?
Oui et non. Je suis plus vieux qu’eux, et je ne m’identifie pas à tout l’aspect cool qui est présent dans leur travail. Pour ma part, je ne me suis jamais senti cool. Quand j’étais ado, j’étais gros avec des lunettes, et je n’avais pas d’amis cool. Il y a aussi toute une partie de leur travail qui me concerne moins, celle qui consiste à analyser le monde, à l’édulcorer en le traduisant à travers des discours assez froids et cynique. C’est le médium internet qui amène ça. Moi, je peins, et je ne me soucie pas d’être dans l’air du temps.
Dans les lieux où tu exposes, tu transportes habituellement toute une contre-culture au musée. Black metal ou scène gay SM, ces scènes ne jouissent habituellement pas d’une forte visibilité hors de leur cadres respectifs. Pour cette expo aussi, on a pu constater lors du vernissage que toute la scène de la mode s’était déplacée.
C’est une manière d’en décontextualiser les symboles. En déplaçant dans l’espace public, on les lit différemment. De la même manière, lorsque je suspens mes habits sur mes tableaux, ce n’est plus une collection de mode mais des œuvres d’art. La galerie prend le pas sur le catwalk.
En même temps, tu ne fais pas que changer le contexte. Chacune de tes œuvres est empreinte d’un savoir-faire quasi artisanal.
L’ensemble a pris trois mois à faire. Et encore, j’avais trente assistants pour l’occasion ! Dans cette expo,, l’artisanat est effectivement très important. Il y a un coiffeur, une maquilleuse, un créateur de mode mais aussi un créateur de mobilier, Kwangho Lee, originaire de Corée du Sud. C’est lui qui a réalisé le mobilier dans l’expo. Il fait tout lui même selon des techniques traditionnelles vieilles de plusieurs siècles, qu’il applique à des matériaux ultramodernes : des fils électrique, des tuyaux d’arrosage ou des tubes en PVC.
De ton côté, tu as des assistants ? Un studio ?
A New York, j’ai dans un studio de 2000 m2. Mais j’y peins seul. J’envisage plutôt les choses en termes de projet. A chaque fois, c’est une nouvelle manière de faire dans un nouveau lieu.
Tu as coutume de te définir comme un peintre. C’est important pour toi de continuer à peindre ?
Je suis avant tout un dessinateur, tout part de mes dessins. A l’étage de la galerie Thaddaeus Ropac, je présente un étage de dessins. Le dessin et la peinture me permettent de rester indépendant. Alors que les collaborations, la mode, les nouvelles technologies, créent une dépendance aux autres.
Revenons aux références dans tes tableaux. Sur plusieurs d’entre eux, on lit les noms de Catherine Breillat ou de Fassbinder…
La réalisatrice Catherine Breillat est l’inspiration de la collection, qui est entièrement construite autour d’elle. En lisant un article sur son dernier film dans le journal, j’ai eu envie de faire une œuvre sur le film sans l’avoir vu. Je suis un grand admirateur de son travail, je connais très bien ses précédents films, mais cette fois, je voulais l’aborder à partir de ce que j’en imaginais. Car le thème, l’imbrication entre l’argent et l’affection, est un thème dont je me sens proche. Dans la collection, il y a par exemple une robes sur laquelle on voit l’impression d’un chèque. C’est un chèque que j’avais fait à mon ex petit ami. J’étais moi-même dans la même situation de dépendance affective décrite par Catherine Breillat.
Quant à Fassbinder, c’est une figure récurrente dans mon travail. J’aime la manière dont il dresse le portrait de la réversibilité des relations de pouvoir dans la société et dans les relations humaines. Dans une prochaine expo au MoMA, je prendrai pour thème le Fassbinder des années 70.
Peux-tu m’en dire un peu plus sur ton expo qui se tient actuellement au musée Munch à Oslo ?
C’est le musée qui m’a invité à faire l’exposition. Dans le cadre d’un nouveau bâtiment prévu pour 2019, ils lancent une série d’expos appelées « + Munch ». Ils voulaient commencer avec un artiste contemporain. Les prochaines expositions confronteront les œuvres de Munch aux travaux d’artistes comme Van Gogh, Asger Jorn, Robert Mapplethorpe ou encore Jasper Johns.
L’univers d’Edvard Munch est au final assez cohérent avec le tien. Une certaine atmosphère fin de siècle… Tu t’intéressais à lui avant cette invitation ?
En Norvège, on le voit absolument partout ! Ce n’est qu’à mon départ de Norvège, à 18 ans, que j’ai pu avoir le recul nécessaire pour vraiment m’intéresser plus à lui. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi, avec Lars Toft-Eriksen, le curateur de l’exposition, de recouvrir le tableau La Mélancolie de Munch. Sur le verre de protection du tableau, j’ai collé l’impression sur plastique d’une image gore trouvée sur internet. D’une certaine manière, le geste fait écho au Erased de Kooning Drawing (1953) de Robert Rauschenberg.
Est-ce que, comme lui, tu te définirais comme un artiste romantique ?
Je joue avec l’idée du grand peintre, c’est sûr. Il y a un fort aspect sentimental dans mon travail.
L’exposition de Bjarne Melgaard The Casual Pleasure of Disappointment est visible à la galerie Thaddaeus Ropac à Paris (Marais), du 5 février au 14 mars 2015
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