Face à une poussée exaspérante du marché, le champ de l’art entame son autocritique et cherche des modèles alternatifs.
Hyperactivité et prix records
Si 2015 fut pour bon nombre d’entre nous, excusez-nous du mot, une “putain d’année de merde”, commencée par la tuerie de Charlie Hebdo et s’achevant avec les attentats de Beyrouth, Istanbul, Bamako et, bien sûr, Paris, culminant en ce moment même avec la montée en régions du Front national, le tout dans un climat d’état d’urgence dont on voit aussitôt les dommages collatéraux et le péril anti-démocratique, bref dans ce merdier ambiant, il existe un monde radieux.
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Une bulle qui vit, d’une santé insolente, qui affiche une hyperactivité et des prix records, et qui, volant d’Abu Dhabi à Miami, de Dubaï à Singapour, se fout éperdument de son très mauvais bilan carbone : le marché de l’art. On pourrait ajouter que dans ce monde doré et luxueux, hautement médiatisé, certains ferment les yeux sur l’origine de l’argent (sale = blanchi), et d’autres font gentiment commerce avec l’Etat islamique via le trafic clandestin des objets antiques pillés sur les sites dévastés de Palmyre ou autres. Mais tout va bien dans le meilleur des marchés possibles.
Le FN, la fachosphère et les catho-vandales
On l’aura compris : l’exaspération monte vis-à-vis du marché de l’art, de son triomphe orgueilleux, de ses incessantes démonstrations de puissance, y compris parmi ceux qui comme nous, restent pleinement acquis à la cause, à la défense, à la promotion, à l’observation de la création contemporaine.
Jusqu’à présent, ceux-là préféraient ne pas y redire grand-chose, par crainte notamment d’alimenter les idées du Front national et les mouvances de la fachosphère. Car leur détestation de l’art contemporain a pris de l’ampleur ces dernières années, preuve en est l’agression de l’œuvre de Paul McCarthy et de l’artiste lui-même place Vendôme à Paris, puis les actions catho-vandales portées à répétition au début de l’été sur la grande sculpture baroque installée par Anish Kapoor dans les jardins de Versailles.
Or, si les intellectuels médiatiques du type Zemmour ou Onfray ont largement servi le discours et les idées politiques et identitaires du FN ; dans le champ de l’art, les diatribes régulières lancées par Luc Ferry, Jean-Philippe Domecq ou Jean Clair ont aussi donné des argumentaires à l’extrême droite française.
Et ça continue aujourd’hui avec le blog satirique de Nicole Esterolle, pseudonyme fat d’un galeriste lyonnais désabusé et amer d’être hors circuit qui tire tous azimuts, dénonçant les accointances du “village des schtroumpfs” de l’art contemporain.
“Tout est incompatible entre nous et seuls les intrigants, les traîtres et les crédules pourront croire un instant que la liberté de création a un sens pour le parti qui est le vôtre”
Tout cela aurait pu prêter à rire, si ses textes n’étaient pas repris par le FN. Si les “sans voix” défendus par Nicole Esterolle ne faisaient pas écho aux artistes “sans relations” auxquels le FN veut tendre la main, comme l’a annoncé une lettre ouverte de Marine Le Pen adressée aux artistes quelques jours avant le premier tour des élections régionales.
Lesquels, archiconnus ou émergents, lui ont promptement répondu par un manifeste sans appel signé par 1 001 d’entre eux : “Tout est incompatible entre nous et seuls les intrigants, les traîtres et les crédules pourront croire un instant que la liberté de création a un sens pour le parti qui est le vôtre.”
Les effets nocifs et notoires du marché de l’art sur l’art lui-même
Cette précaution ne doit pas empêcher une critique raisonnée du système actuel. Et elle n’empêche déjà pas de voir aussi monter cette exaspération, par exemple à la gauche de la gauche, vis-à-vis des jeux et de la vitrine économique que l’art donne de lui-même, à force d’être à l’avant-garde du capitalisme mondialisé.
Ces derniers mois, la nouvelle Revue du crieur, lancée par Mediapart et La Découverte, s’intéressait aux effets nocifs et notoires du marché de l’art sur l’art lui-même. En mars prochain, les éditions de la Fabrique publieront un livre collectif sur son rapport à l’argent, où l’écrivain Nathalie Quintane raille à loisir les “cadeaux” que sont les grandes fondations privées liées au luxe, et déplore l’état avachi de la critique d’art, devenue un “journalisme de compréhension” qui ne fait jamais que passer le relais.
La surmédiatisation du marché rend invisible
une économie souvent plus modeste
Autant le dire : bien des acteurs actuels se trouvent aussi exaspérés par cette domination financière. Car cette image n’est certes pas la réalité de l’art lui-même. Mais la surmédiatisation du marché rend invisible une économie souvent plus modeste, plus raisonnée, et l’effort de pensée et de création fourni par nombre d’artistes et leur entourage.
A force, les prix records pratiqués rendent même illisibles, c’est un comble, les raisons véritables, esthétiques d’apprécier l’œuvre de Jeff Koons. Et s’il y a une vérité dure à dire, c’est qu’indéniablement le suicide en 2012 de l’artiste californien Mike Kelley tient en partie aussi à cette exaspération, à cette position qui lui était devenue intenable, insupportable, d’être à la fois une haute figure de la contre-culture et de la pensée critique, mais dont l’œuvre était devenue prisonnière et dépendante d’un système économique honni. Mike Kelley n’avait-il pas dit que s’il avait 20 ans aujourd’hui, il ferait tout sauf de l’art ?
L’inventivité du monde de l’art
Reste donc une affirmation : cette exaspération ne doit pas nous faire rejeter la création artistique elle-même. Ni nous faire renoncer aux formes du contemporain. Il convient donc de séparer sereinement système de l’art et production artistique.
Certains artistes l’ont d’ailleurs bien compris, notamment dans la jeune génération, qui s’organisent entre eux, montent des ateliers de production et d’exposition. Ce fut le cas de la petite troupe qui, autour de Neil Beloufa et en marge du grand raout de la Fiac et des ors du Grand Palais, orchestra dans un immense atelier de Villejuif l’un des projets les plus réjouissants de cette fin d’année : une expo collective délirante, sur fond de décor de cinéma (la reconstitution d’un hôtel “occidental” en simili béton et moucharabiehs fifties, construit pour les besoins du dernier film de Beloufa).
Etaient conviés tous les artistes passés à un moment ou un autre par cet atelier partagé. Un événement en trompe l’œil, donc, à l’arrache, mais aussi ambitieux qu’une installation de centre d’art, pour tromper la morosité ambiante, la politique hasardeuse d’un ministère de la Culture (qui cette année plus encore que les précédentes a donné des signes de faiblesse) mais aussi faire fi des coupes budgétaires qui atteignent un peu partout les institutions culturelles quand les mastodontes privés affichent un moral d’acier.
Cette initiative autogérée n’est pas isolée, qui essaime, par exemple, d’Aubervilliers (où une quinzaine d’artistes se partagent un immense entrepôt acheté par l’artiste Morgane Tschiember) au XIXe arrondissement de Paris où des artistes et graphistes jeunes et moins jeunes ont réquisitionné et équipé un ancien lycée professionnel qu’ils ont rebaptisé DOC.
Une nouvelle génération prône
la réconciliation entre espace d’exposition
et espace de vie
Et cette nouvelle génération d’artistes de creuser son sillon entre le vorace marché et la paupérisation des lieux publics, l’inscription sur la scène française et la diffusion à l’international, pour prôner, volontariste et inventive, la réconciliation entre espace d’exposition et espace de vie, circuit professionnel et économie réelle.
Preuve encore une fois qu’en période de crise de ses valeurs, le monde de l’art est toujours capable d’accoucher de contre-modèles féconds. Et que sa poussée de croissance, bien loin des fragilités dans lesquelles il était encore cantonné au début des années 2000, l’autorise désormais à une forme d’autocritique salvatrice.
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