Dans une petite ville balnéaire anglaise, le street-artist Banksy et ses invités ouvrent demain Dismaland, un infernal parc d’attraction aux antipodes de Disney. Lugubre, politique et nécessaire.
« Les Allemands ont bombardé Weston-super-Mare en 1940. Un événement qui, depuis, laisse les historiens perplexes, sans voix, accrochés à cette question : « mais pourquoi ? » Rien dans cette ville ne justifie la dépense d’une bombe« .
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C’est le comédien anglais John Cleese qui parle ainsi de sa ville natale, qu’il quitta pour co-fonder Monthy Python. Quand on débarque dans cette ville balnéaire de l’Ouest anglais, à quelques encâblures de Bristol, on a l’impression que la ville n’a jamais été vraiment reconstruite après ce bombardement : le front de mer ressemble aux dentitions des vieux qu’on croise sur la plage, traînant des enfants à joie faible sur des poneys miteux – il y a des vides, des trous, des creux et beaucoup de mélancolie. Tout évoque ici l’effondrement, la fin de parcours, la mort d’une Angleterre même plus documentée par les photos de Martin Parr. Depuis la fin officielle du prolétariat anglais sous Tony Blair, même les congés payés ont déserté ces plages pluvieuses, glauques – les vols low-cost, low-caste, EasyJetSet ont annexé, bruyamment d’autres bords de mer, d’Espagne à Chypre.
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— JD Beauvallet (@JDBeauvallet) 20 Août 2015
Tellement peu de choses semblent neuves, tournées vers le futur dans cette ville sous intraveineuse des services sociaux, que le chantier de rénovation de l’ancien Tropicana, parc à thème aux plâtres décatis et fermé depuis quinze années, suscite forcément la curiosité des locaux. Depuis des mois, on savait que se tramait sur ses rives désolées le plus gros chantier de Banksy à ce jour. Pour éviter les questions en amont, tout le monde, des ouvriers à la municipalité, avait été informé que le chantier pharaonique servirait au tournage d’une super-production hollywoodienne, Grey Fox.
« Tout a commencé avec un rat »
D’ailleurs, depuis des semaines, des apprentis paparazzis juraient avoir remarqué sur la plage telle ou telle star. On savait que le show s’appelait Dismaland (que l’on pourrait traduire par “Lugubreland”), détournement une fois encore les codes de joie obligatoire des parcs Disney. “Tout commença avec une souris”, racontait Walt Disney, évoquant sans doute Mickey et sa fortune. “Tout a commencé avec un rat”, réplique Banksy, utilisant une fois encore cet anagramme d’art qui le suit depuis ses premiers murs de Bristol – il dit que c’est aussi un hommage au pionnier français Blek Le Rat. Et des rats, voire un éléphant, il n’a pas hésité à en convoquer aux vernissages de ses expositions.
A part des mouettes obèses de beignets abandonnés, pas d’animaux à Dismaland (à part un lapin animé ou une licorne). Mais une forte impression de malaise, de désolation, d’apocalypse : comme un festival Burnin Man qui aurait dégénéré au nucléaire, comme un Disneyland abandonné à Mad Max et ses complices en destruction massive. Trois jours avant l’ouverture au grand public, la rumeur commençait pourtant à traîner sur les internets, de Twitter aux tabloïds. Si bien que lorsqu’on arrive, pourtant 48h avant l’ouverture officielle, les paparazzi et les collectionneurs de Banksy, que l’on commence à reconnaître d’une exposition à l’autre, traînent sans répit autour des palissades. Certains sont venus de loin : beaucoup d’Américains, quelques asiatiques déjà, pour une exposition qui n’a encore pas été annoncée, confirmée. Quand on pénètre ce dédale, on a immédiatement la confirmation que les codes Disney ont été inversés: le passage à la sécurité est burlesque (“levez une jambe ? C’est bon, passez« ), le staff est interdit de sourire, voire d’être aimable, répétant mécaniquement, avec un air lugubre, des lignes apprises.
Pour Dismaland, Banksy s’est solidement entouré d’une cinquantaine d’artistes venus du monde entier. Parmi eux l’Américain Mike Ross, dont le gigantesque double camion- citerne pétrolier, déformé monstrueusement en S comme $, trône de tout son poids, son arrogance. On retrouve également le fidèle James Cauty, ancien agitateur du groupe KLF, qui a créé une ville en émeutes, prodigieuse maquette de dizaines de mètres carrés mettant en scène la nuit sur une cité en guerre civile, avec la minutie d’une reconstitution à l’échelle 1/87e d’un décor rassurant de chemin de fer électrique. Sauf qu’ici, les gyrophares, par centaines, sont les seuls phares dans cette nuit sauvage, en un fascinant condensé lilliputien de l’insurrection qui vient. Une œuvre massive, flippante et physique, dont on sort hébété, affolé : on a vu en vrai la fin de nos temps.
Sur le stand de tir, le choix des armes se limite à des AK-47
L’hurluberlu David Shrigley a inventé un étrange chamboule-tout, où l’on doit renverser des enclumes en fonte avec des balles de ping-pong. Juste à côté, un stand de tir de fêtes foraines offre des prix strictement gangsta-rap – le choix des armes se limite à des AK47. Plus loin, les chevaux de bois tournent en toute innocence, jusqu’à ce qu’on découvre un boucher en train de découper un animal, entouré de boîtes de lasagnes. Dans un coin, une de ces pêches aux canards qui, dans les fêtes foraines, font la joie des bambins : sauf que les canards sont souillés par une marée noire, qui a vomi son pétrole sur les animaux. Même thème un peu plus loin, avec un mini-golf rebaptisé mini- Golfe, lui aussi recouvert d’un pétrole conquérant, qui coule d’un oléoduc.
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— JD Beauvallet (@JDBeauvallet) 20 Août 2015
L’un des plus grands fans (et collectionneurs) de Banksy, Damien Hirst, a également contribué avec deux œuvres, une prévisible (une licorne taille réelle flottant dans un aquarium d’éther), l’autre nettement plus en phase avec le mauvais esprit du show : un ballon de plage, flottant au dessus d’une soufflerie, qu’attendent férocement des lames de couteaux acérées. Mais la grande découverte reste l’Espagnol Paco Pomet, qui en deux toiles inouïes au moins se projette jusqu’aux frontières extrêmes de l’innocence et de l’effroi, de l’enfance et de la mort – un rareté qu’il partage avec Banksy.//
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Posted by JD Beauvallet on Thursday, August 20, 2015
Aucun Français n’est à signaler parmi la quarantaine d’artistes, parmi lesquels des “maîtres” de Banksy, dont Peter Kennard ou la provo-journaliste Julie Burchill. Mais les pièces les plus importantes sont évidemment signées Banksy lui-même. On ignore ce qu’il est advenu de son projet initial : un simulateur de conduite de Mercedes, qui finissait sous le pont de l’Alma aux côtés de Diana. Mais dans le château décati reprenant, à l’état de ruine vérolée, l’imagerie des châteaux Disney, la pièce qui fera scandale dans une Angleterre où Diana reste intouchable, est exposée dans le noir : le carrosse-citrouille de Cendrillon gravement accidenté, entouré de paparazzi photographiant à bout portant son cadavre. Une pièce puissante, sournoise, indisposante (les lumières des flashes dans le noir complet) mais qui résume bien toute l’ironie, l’irrespect et la manipulation virtuose des codes pop dont reste capable Banksy.
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Posted by JD Beauvallet on Thursday, August 20, 2015
Maltraitance des animaux, exploitations des enfants : deux de ses thèmes obsessionnels sont ici traités, par deux installations ridiculisant la cruauté de tous les Waterworlds de la planète (un orque jaillissant dans un cerceau de la cuvette de toilettes ; un lapin animé faisant disparaître son magicien) ou par une fresque glaciale, sur laquelle un homme obèse se goinfre alors que les enfants affamés tiennent sa table. On y retrouve avec joie et crainte son Grim Reaper, la grande faucheuse installée dans une auto-tamponneuse, sur fond de musique d’entrée sinistre, puis disco, pour un ballet grotesque et inquiétant déjà présenté à New York.
“J’adorais cet endroit quand j’étais gosse »
Mais parmi les dix pièces qu’il a créées pour Dismaland, la plus bouleversante reste ce jeu vieillot où, pour une petite pièce, les enfants peuvent piloter un bateau. Sauf que là, des émigrants s’entassent, visages fermés et tordus de malheur, sur des bateaux qu’un dispositif technique empêche d’atteindre la rive – les côtes anglaises. Ils voguent ainsi sans fin entourés de cadavres : la pièce la plus dure, hantante et fulgurante de l’expo, qui touche à l’haïku d’effroi.//
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Posted by JD Beauvallet on Thursday, August 20, 2015
Entre Banksy et sa région de Bristol, les relations sont orageuses depuis plus de vingt ans et le début de la reconnaissance pour le street-artist jusqu’alors pourchassé par la police locale. En 2009, il tenait sa première revanche d’ampleur sur une ville qui avait passé plus de dix ans à systématiquement effacer sa présence sur les murs en investissant avec humour, férocité et absurdité les nobles galeries du très officiel musée de Bristol, pour un triomphe : plus de 320 000 visiteurs pour voir Banksy vs City of Bristol Museum, clin d’œil au beurre noir à l’intitulé des procès intentés par la ville… Banksy décrit aujourd’hui le choix du Tropicana à Weston-super-Mare par ces mots aigres doux : “J’adorais cet endroit quand j’étais gosse. J’espère que les gens de Weston super Mare redécouvriront la joie de patauger dans des mares dégueulasses, en mangeant des frites froides sur fond de hurlements d’enfants”.
« Keep left »
Il avait déjà moqué la ville mouroir rejetée sur une rive du Bristol Channel, avec une de ses premières lithographie, mettant en scène un vieillard affaissé sur un banc, que s’apprête à pourfendre une inexorable scie circulaire aux dents acérés. Un remake 2.0 de la grande faucheuse, à moins que ce ne soit un remake des Dents de la mer – les dents de l’amer, plutôt, dans ce cas. Banksy revient d’ailleurs sur ce thème avec la dame aux mouettes, installation à taille réelle mettant en scène l’une de ces femmes qui nourrissent depuis les bancs du front de mer les mouettes avec leurs restes de biscuits et de scones – sauf que les mouettes sont en train de dévorer sa dépouille, avec une férocité hitchcockienne.
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“Keep left”, hurlait il y a une dizaine d’années un sticker signé Banksy. Il n’oublie pas cette promesse, en invitant des militants, qui racontent tous à leur façon la réduction des libertés, l’assassinat du syndicalisme, offrant quelques moyens concrets (comment dénéturer des panneaux publicitaires, par exemple) de lutter et s’organiser. Un bus a même été réservé à l’universitaire Gavin Grindon, spécialiste anglais de la répression anti-SDF.//
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Posted by JD Beauvallet on Thursday, August 20, 2015
Partout, sur le site, la même question revient régulièrement dans la conversation des rares invités en avant-première. “Est-il là ?” Peut-être Banksy est-il là. Peu seraient capables de le reconnaître – et ils ne diront rien. Son anonymat, qui rend fou de rage les conservateurs anglais, ne sera pas levé une fois encore. Depuis que la tête de l’artiste a été mise à prix par un tabloïd anglais – qui n’a pas hésité à faire poser des trackers sur les voitures de collaborateurs avérés du Bristolien –, les rangs des fidèles se sont même encore ressérés pour protéger son identité, son adresse et son visage. Ce que l’on sait de lui, de sa vie, on ne le dira pas non plus : pour protéger son travail. Un trésor anglais qui allie avec allégresse et violence la poésie et le politique, l’esprit farceur et la fulgurance punk.
On aime son anonymat qui l’autorise à encore détourner les rues
Hors de question de trahir la confiance de ceux qui nous mettent dans sa confidence : être complice, même si très éloigné, ce cette guérilla sans fin est une source constante d’excitation et de joie. On ne remerciera jamais assez Banksy pour nous avoir éveillés aux murs de la ville, d’y marcher la nuque droite, la tête haute. On aime son anonymat qui l’autorise à encore détourner les rues, comme on aime celui de Daft Punk qui autorise le duo à vivre. On aime qu’en ces temps d’omniprésence des artistes sur les réseaux sociaux, que l’absence, le silence de ces cas rares fasse beaucoup plus de bruit. Tout simplement parce qu’on aime plus l’art que les artistes.
Politiquement, Dismaland est l’exposition la plus imposante, la plus maîtrisée de Banksy à ce jour, débarrassée de blagues et canulars qui parasitaient parfois certains de ses shows. C’est à la fois très drôle et d’une tristesse insondable. Sinistre mais enragé, pessimiste mais combatif. Noir c’est noir, il y a quand même de l’espoir.
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