Choisi pour représenter la France à la Biennale de Venise cet été, Xavier Veilhan dévoile son projet : un studio d’enregistrement musical qui accueillera des musiciens “in situ” en même temps que les spectateurs. Pour “Les Inrocks”, il revient sur son travail et sur la posture politique de l’acte de création aujourd’hui. Entretien.
Xavier Veilhan représentera la France à la Biennale de Venise, qui ouvrira ses portes à l’été. Si la nouvelle est tombée en mai dernier, il restait encore à l’artiste, né en 1963, de dévoiler la teneur de son pavillon. C’est désormais chose faite lors d’une conférence de presse à Beaubourg le 30 janvier, où l’on apprenait son ambition de construire un studio d’enregistrement fonctionnel. Dans l’environnement immersif et déstructuré d’un “Merzbau” liant les résonances à Kurt Schwitters et l’architecture post-moderne se succéderont une centaine de musiciens. Comme s’il avait poussé la mauvaise porte, le spectateur se retrouvera propulsé dans le secret ordinairement jalousement préservé du studio, où il sera possible d’assister au processus de fabrication d’un tube potentiel.
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Si la musique a toujours été présente dans l’œuvre de Xavier Veilhan, elle prend une importance particulière dans le cadre de la Biennale de Venise. Par son essence collaborative et internationale, elle permet de dépasser le système de représentation nationale et la consécration individuelle d’un artiste consubstantielles à l’exercice des pavillons. De plus, le pavillon, appelé Studio Venezia, est d’emblée promis à dépasser le cadre de la Biennale, puisque l’expérience est appelée à se répéter à Lisbonne et à Buenos Aires.
A quelques jours de la conférence de presse, l’artiste nous expliquait ses intentions et ses espoirs pour son pavillon, en s’attardant particulièrement sur un point qui ne peut rester un angle mort, a fortiori lors d’un événement 100 % (easy)jet-set comme l’est la Biennale de Venise, l’un des événements les plus médiatisés du calendrier artistique : la position de l’artiste face aux temps troubles qui sont les nôtres. Et s’expliquait sur son choix de n’avoir pas proposé de projet politique, souhaitant au contraire revaloriser l’acte de création en tant que tel comme posture politique et réaffirmer la charge subversive de situations collectives, poétiques et fugaces – comme l’est précisément la musique.
Comment est née l’idée du pavillon ?
Xavier Veilhan – La candidature à la Biennale de Venise est une perspective assez étrange, puisqu’on est quasiment certain de ne pas être choisi – un peu comme si l’on reproposait sans cesse des projets d’expo pour une galerie, mais sans jamais faire l’expo. Et en même temps, la Biennale de Venise est aussi un terrain connu : c’est l’un des rares événements où on ne peut s’empêcher de réfléchir dans un coin de sa tête à ce que l’on y ferait. Pour moi, c’était d’autant plus le cas que j’ai appris avoir été plusieurs fois “shortlisté” pour le pavillon français il y a une dizaine d’années.
De fait, lorsque j’ai dû commencer à réfléchir à un projet cette année, j’avais déjà à l’esprit un certain nombre de propositions antérieures qui m’avaient marqué. Le plus beau pavillon que j’ai vu, c’est celui de Roman Ondak, qui avait représenté la Slovaquie en 2011. Ensuite, j’ai vu plein de choses auxquelles je m’identifiais moins directement mais qui m’ont beaucoup frappé, comme Anri Sala lorsqu’il avait représenté la France il y a quatre ans, ou encore mon ami Liam Gillick dans le pavillon allemand en 2009.
Pour le pavillon que je vais proposer cette année, j’ai eu l’idée de mettre en avant la musique. C’est d’abord une manière pour moi de faire un pas de côté par rapport à ce que les gens considèrent comme le centre de mon travail, à savoir les statues facettées. La thématique de la musique me permet d’activer toutes les expériences que j’ai pu mener au cours des quinze dernières années, où la musique a toujours été présente à travers mes œuvres, mais en filigrane.
Choisir l’artiste Christian Marclay comme l’un des deux commissaired s’est alors imposé comme une évidence. Je connaissais sa sensibilité à la musique, et j’ai partagé avec lui ma première galerie parisienne, la galerie Jennifer Flay. Mais je voulais également inclure quelqu’un qui aurait une vision plus en continuité de mon travail : j’ai donc également proposé au critique d’art et actuel directeur du Mamco à Genève Lionel Bovier d’être co-curateur. Il a écrit très tôt sur mon travail, et défend toute une scène suisso-américaine qui m’intéresse beaucoup – des gens comme Olivier Mosset, John Armleder ou encore John Tremblay. La combinaison me paraissait idéale, mais je n’aurais sincèrement pas pensé qu’ils acceptent tous les deux.
Cette année, la procédure de sélection était différente : il fallait que l’artiste propose un projet déjà ficelé, avec son choix de commissaires et de financements. Une procédure qui n’a pas manqué de faire des vagues, notamment lorsque Bertrand Lavier se présentait soutenu par un aréopage de douze critiques et de curateurs et se déclarait fermement opposé à cette logique de projet…
En étant choisi, c’est un peu comme si l’on acceptait cette procédure, que je considère néanmoins comme imparfaite. Après, il y a deux débats. Celui de savoir si la procédure est bonne, et puis celui qui concerne le choix de l’artiste au terme de celle-ci. Je ne peux pas vraiment dire que j’aurais souhaité que la procédure soit différente, car je n’ai pas d’alternative à proposer. Cela dit, je comprends tout à fait la position de Bertrand Lavier, car c’est déjà un formatage que de demander aux artistes d’arriver avec un projet tout prêt, financements et partenaires y compris. Cela signifie que nous sommes aussi choisis sur notre capacité à développer un projet de A à Z ; or il y a des artistes qui travaillent tout seuls et qui sont moins en phase avec la logique de projet de la société dans laquelle nous vivons, et ceux-là sont effectivement laissés de côté.
Le travail en atelier est chez vous une partie intégrante de votre travail plastique, qui met précisément l’accent sur la collaboration. Pensez-vous que ça ait joué dans la sélection ?
Certainement, mais je pense aussi que si tout se passe bien, cette habitude fera que nous allons parvenir à réaliser un pavillon qui dépassera l’esprit de compétition et la forme d’aboutissement individuel que représente la Biennale dans la carrière d’un artiste. C’est une opportunité formidable, mais j’essaye d’éviter de refaire de manière plus affirmée ou plus bruyante ce que j’ai déjà fait. Pour exploiter la situation, je vais aller habiter à Venise durant les sept mois de la Biennale. Ça étonne souvent les gens alors qu’au contraire, ce qui me surprend est que la plupart des artistes n’y aillent que pour une semaine ou deux.
Faut-il y voir un geste du même acabit que le principe de « Présence et Production » de Thomas Hirschhorn, qui lui aussi met un point d’honneur à être là durant l’intégralité de ses expositions ?
J’aime beaucoup cet aspect de son travail, et ça me paraît effectivement un point important. La construction des relations avec l’œuvre, dans un projet comme celui-ci, commence bien avant la réalisation effective de quoi que ce soit. La discussion permanente à l’atelier ou lors d’entretiens comme celui-ci est une partie essentielle de mon œuvre, tout en étant associé à une partie physique de dessins et de travail plus artisanal.
Quelle sera plus exactement la teneur du Pavillon français ?
Il s’agit d’un studio d’enregistrement où viendront travailler une centaine de musiciens. C’est un lieu de travail fonctionnel, qui prend la forme d’un environnement très déconstruit. D’où le titre de départ, Merzbau musical, en référence au Merzbau de l’artiste Kurt Schwitters, que nous avons ensuite abandonné lorsque nous avons décidé d’ajouter de donner une itinérance au projet qui va circuler entre plusieurs pays. Nous avons alors choisi de l’appeler Studio Venezia, auquel succéderont le Studio Lisboa puis le Studio Buenos Aires en 2018, lorsque le projet sera adapté au MAAT de Lisbonne puis au CCK à Buenos Aires. D’emblée, le projet traverse donc la Biennale, puisqu’il est prévu qu’il aille se prolonger ailleurs. Ensuite, la musique m’intéressait par la dimension internationale dont elle est porteuse. Lorsqu’on écoute de la musique, on ne réfléchit pas en termes de nationalité. Il y aura cinq programmateurs en charge de sélectionner les musiciens qui viendront travailler dans le pavillon, chacun dans une ville.
En tant que spectateur, qu’y verra-t-on ?
Le spectateur entrera dans le studio comme s’il poussait la mauvaise porte et se retrouvait au beau milieu d’un plateau télé. Toute la spécificité du projet est de mettre les visiteurs dans une situation d’incongruité, puisqu’ils tombent sur des gens au travail qu’il faut veiller à ne pas déranger. Le conditionnement et l’acoustique jouent alors un rôle majeur : lorsqu’on rentrera dans la pavillon, il n’y aura pas de porte à pousser mais une chicane, très insonorisée. Ce qui fait que l’on se retrouve dans un environnement très sourd, signe que l’on s’apprête à rentrer dans un lieu d’une qualité différente – un peu comme on peut le ressentir en pénétrant dans une église ou un théâtre. Ensuite, comme sur un plateau de cinéma, le visiteur rencontre l’objet au stade de son écriture. Je veux que le visiteur soit convié au moment de l’origine musicale, pour connaître l’intensité qui aurait pu être celle de se retrouver par hasard dans le studio ou Prince a écrit Purple Rain.
Bien sûr, même si le but est que l’on puisse observer ce temps de création, il y aura aussi des moments de pause où il ne se passera rien. Mais l’environnement immersif est très présent. Il s’agit d’une œuvre en soi, qui active et rejoint certain de mes projets antérieurs, comme les environnements immersifs La Forêt ou La Grotte de la fin des années 1990, ou encore La Cabane éclatée aux paysages fantômes réalisée avec Daniel Buren en 2007.
Physiquement, le studio rassemble les formes très déstructurées de l’architecture post-moderne ou encore des univers cubistes et suprématistes. Cette part physique est également importante, puisque le projet n’est pas uniquement performatif, mais intègre le “lâcher-prise” d’une situation qui évoluera d’elle-même. Plutôt que de parler de performance, le mot “situation” décrit bien ce que j’aimerais parvenir à mettre en place. Ce mot, Tino Sehgal l’utilise aussi pour ses projets – son pavillon pour l’Allemagne réalisé avec Candida Höfer en 2011 était d’ailleurs une grande réussite.
Quels musiciens allez-vous inviter ?
Bien que provenant d’univers très divers, tous ont une conception ouverte de la musique et travaillent le son comme une matière quasi-sculpturale. Il y aura à la fois des groupes de jazz d’avant-garde et de la musique baroque, des groupes de rock expérimental ou des musiciens de film. Et également une grande partie des gens avec qui j’ai déjà travaillé, comme Sébastien Tellier, Flavien Berger, Eliane Radigue, Nicolas Godin, Zombie Zombie ou encore Christophe Chassol – qui a une place spéciale dans le projet, puisqu’il avait lancé comme une blague que l’on devrait faire Venise ensemble.
Comme nous l’évoquions plus tôt, l’idée de commun et de collectif a toujours été présente dans votre travail, mais peut-être jamais de manière aussi explicite…
J’ai toujours collaboré avec des gens, même si je ne l’ai pas forcément fait au moment de l’esthétique relationnelle, et que je portais cette dimension de manière plus implicite et moins théorisée. J’aimerais bien que le pavillon soit l’occasion de mettre davantage en avant le travail d’équipe. Ma posture est comparable à celle d’un cinéaste : j’ai beau être l’auteur, on sait très bien qu’il y a quelqu’un d’autre qui a fait le décor, le scénario, les costumes ou l’image. C’est constitutif de ce que je fais.
Avez-vous l’impression que nous avons actuellement un besoin accru d’assembler des communautés et de redonner des formes au commun ? Pour le dire autrement, auriez-vous fait le même projet si vous aviez été sélectionné il y a dix ans ?
Je crois que c’est un besoin d’époque. Beaucoup d’artistes se posent la question de savoir quel est leur public : de mon côté, je sais que j’ai un public occidental et asiatique, mais qui se trouve quand même sur une même bande géographique. Même si le public extrêmement minoritaire de l’art contemporain est multiplié par deux chaque année en termes de fréquentation, il est évident que l’on ne peut pas considérer que l’art contemporain touche tout le monde.
Ce mépris de l’art contemporain qui connaît une recrudescence doit à mon sens être considéré comme un échec des artistes. Même si ça ne leur est bien sûr pas totalement imputable, il me semble crucial de prendre ses responsabilités, et de se demander comment faire comprendre que l’on contribue en tant qu’artiste à mieux faire comprendre des situations sociales. Au lendemain de l’élection de Donald Trump, l’artiste Olafur Eliasson avait posté un texte sur son Instagram. Tout en donnant peut-être un peu trop dans l’autoflagellation, il mettait le doigt sur ce point essentiel, l’échec de n’avoir pas réussi à établir le contact avec les électeurs de Trump.
En tant qu’artiste, quelle est votre propre position par rapport aux événements récents qui reconfigurent notre rapport au monde, depuis les attaques terroristes jusqu’à l’élection de Trump ?
Nous sommes dans une situation de cloisonnement où chacun vit dans une maquette qu’il s’est construite. L’art, dans sa capacité à transcender le langage, devrait pouvoir parvenir à toucher d’autres publics. Pour Venise, j’ai précisément essayé de construire un projet qui échappe au langage et que j’espère réussira à créer des moments de beauté et de poésie – j’utilise à dessein des mots qui peuvent paraître un peu obsolètes. J’ai personnellement très mal vécu le fait que la France soit en état de guerre contre des gens qui n’ont pas de légitimité en tant qu’Etat et dont on ne sait pas vraiment qui ils sont. Et bien sûr, au moment d’élaborer le projet pour Venise, la question s’est posée de savoir s’il ne fallait pas prendre un tournant plus politique.
Pour moi, mon activité d’artiste est politique en soi ; et sans rien changer, elle l’est rendue encore plus par le contexte présent. Contrairement à la surenchère de violence, je crois que les artistes doivent avant tout continuer leur activité sur le même mode. C’est une vraie prise de position, mais qui est aussi très difficile à tenir, parce qu’elle n’est pas visible mais opère en creux. Cependant, je crois que beaucoup de gens l’ont très bien compris au lendemain de l’attaque au Bataclan, lorsqu’ils se sont rendus au café. Si l’on prend Charlie Hebdo, le Bataclan, la boîte de nuit à Orlando, les musées attaqués, le message est clair : une culture est attaquée avec une religion. Face à ça, en tant qu’artiste, il faut continuer à travailler sur les zones de fragilité.
Pensez-vous parvenir à toucher un public plus large à Venise ?
A Venise non, mais le projet comporte deux phases. La première, effectivement, concerne le public de la Biennale, qui ne pourrait pas être plus spécialisé. Ensuite, il y a une seconde étape, qui sera d’utiliser le pavillon comme une sorte de réflecteur musical qui prolonge la confrontation avec l’apparition de la musique à l’échelle 1. Car nous mettons en place tout un système pour qu’il n’y ait pas de droits d’auteur et que les gens puissent photographier et enregistrer librement tout ce qu’ils veulent au sein du pavillon.
Nous espérons alors que le plus de personnes possible repartent avec leur enregistrement et le diffusent. C’est là qu’intervient la viralité pure. Idéalement, nous voudrions que le pavillon fonctionne comme un software en open-source, pour favoriser une diffusion organique et naturelle. J’espère aussi, comme au sein d’une école d’art, que se nouent des collaborations particulières, qui se prolongeront hors du Pavillon et m’échapperont totalement.
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