Son œuvre photographique, où se mêlent émotions vraies et désir de séduire, a conquis Roland Barthes et Hervé Guibert. Retour sur des images venues d’un “âge métaphysique révolu”.
Jean-Claude Larrieu a filmé Bernard Faucon en 1985 pour l’INA. Un presque film de vacances, où l’on entend les guêpes et les cigales. Où l’on peut voir Faucon charger des mannequins dans sa Méhari, avant d’aller les déposer au milieu d’un champ de lavande pour les photographier. Jean-Claude Larrieu a été le chef opérateur de Guy Gilles sur Le Crime d’amour en 1982. Et le chef opérateur de Pedro Almodóvar sur Julieta en 2016. Si je parle de lui, c’est que je l’envie beaucoup d’avoir pu regarder travailler ces trois hommes. Les photographies de Bernard Faucon m’accompagnent depuis mon adolescence. Elles ont inspiré de nombreux plans de mes films. Christophe Honoré
{"type":"Pave-Haut2-Desktop"}
Il y a, dans vos photographies des années 1970-80, celles qui assoient votre approche singulière du médium, un caractère prémonitoire : cette mise en scène de la réalité entre réel et factice, nous la connaissons bien. Nous y vivons, à l’ère des filtres Instagram et des Deepfakes… Comment y êtes-vous venu ?
Bernard Faucon – Depuis la première boîte de couleurs et le premier appareil offerts par ma grand-mère, je n’ai pas cessé de photographier et de peindre. Les premières fictions commencent là. D’un côté, la facilité et le plaisir d’enregistrer le monde sur de belles diapositives carrées de six centimètres. De l’autre, le dur labeur et les affres de la peinture. Je refoulais la satisfaction que j’avais à photographier : ma grand-mère, mon petit frère, les étendoirs et les crépuscules du Luberon… Je n’avais de considération que pour la noblesse de la peinture. Pourtant, dès mes premières projections de diapos pour la colonie de vacances de mes parents, celles pour Jacques Maritain et les Petits Frères de Jésus à Toulouse, une pensée inavouable a grandi en moi : la certitude des capacités de persuasion sans pareil de la photo. Je gardais secrètement cette cartouche en réserve. Pendant des années j’ai lutté contre l’attrait du sensible, imaginé des joies de l’esprit et une liberté supérieures. Ce qui impliquait un combat contre ma propre époque – nous étions dans les années 1970 ! C’est l’échec de cette conversion qui va engendrer le photographe metteur en scène. Après quatre années parisiennes, maîtrise de philo en poche, las des disputes théologiques, des efforts surhumains pour tenir tête à mes contemporains, tout d’un coup, l’été 1976, l’actualité du monde m’a saisi ! Après toutes ces années d’élévation m’est venu un goût irrépressible pour le futile et le dérisoire, une passion pour le kitsch de cimetière qui débouchera sur les photos de mannequins de vitrines de magasins. En quelques jours, la découverte fulgurante des pouvoirs de la photographie m’a saisi, une intuition proustienne du « temps retrouvé », du passé restauré par les artifices de l’art, autrement dit par la mise en scène photographique.
Quels ont été les premiers appareils que vous avez utilisés ?
Tout m’est arrivé d’un coup avec le Semflex offert par ma grand-mère, fruit d’un de ces échanges dont elle avait le secret, sans doute contre un dessin ou une peinture ! C’est-à-dire : le carré, la taille du négatif et l’excellente définition, une focale large, la vision surplombante avec le rendu si particulier du dépoli. L’Hasselblad a naturellement suivi quand j’ai souhaité améliorer le rendu, mais toute ma “technique” était là au départ. Le Polaroid professionnel, je l’ai découvert dans le kit Hasselblad d’occasion que j’ai acquis : un dos Polaroid qui se collait au boîtier et pouvait remplacer le container du film. Le Polaroid se trouvait recadré en un carré de six centimètres comme un tirage-contact de la diapositive finale. Ces petits carrés aussitôt développés étaient bien commodes pour visualiser ce que l’on était en train de faire. La technique ne m’a rattrapé que beaucoup plus tard avec l’arrivée du numérique.
L’image capturée fige cet « instant parfait » qui vous est cher. A la différence de l’“instant décisif” d’Henri Cartier-Bresson, il provient chez vous d’une ruse avec le réel : tout est minutieusement orchestré en amont, et les traces ensuite détruites en aval…
Je crois que lorsque j’ai commencé, je connaissais seulement deux noms de photographes : Henri Cartier-Bresson et Richard Hamilton, dont les posters décoraient l’entrée de toutes les maisons branchées de l’époque. Je ne connaissais pas encore l’“instant décisif”, que je me suis réapproprié après coup et dont j’ai fait grand usage. J’écrivais : « La mise en scène photographique programme un événement unique, petite station sur l’océan du temps. Concrètement, je m’empresse d’effacer toutes les traces de la scène sitôt après le déclic. » Et encore : « La photo instantanée découpe, isole, tue. La photo fabriquée rassemble, et le déclic final, au lieu d’arrêter la vie, agit comme un coup de dard, comme un souffle, comme la preuve minuscule mais suffisante du réel. »
Cette préparation, on y assiste dans le film qu’a réalisé Jean-Claude Larrieu autour de votre travail en 1985. On y voit l’élaboration d’une photographie de la série des Grandes Vacances (1976-1981). Les fruits sont peints à la bombe, le flou provient de la fumée, l’illumination de la mise à feu. Cette étape, acceptez-vous facilement de la dévoiler, ou préférez-vous vous en tenir à une image autosuffisante, magique par son surgissement ?
Curieusement, j’ai volontiers dévoilé et revendiqué mes petits artifices, comme si par leur modestie ils ajoutaient quelque chose au saisissement final, au petit miracle d’une photo réussie. J’ai aimé être artisan, bricoleur, brave poète aux prises avec la matière.
La réception de votre travail est ancrée dans un dialogue avec de grands penseurs et écrivains de la scène française comme Roland Barthes ou Hervé Guibert. Comment les avez-vous rencontrés ?
Roland Barthes, c’est très simple, je lui ai envoyé Le Petit Album bleu, mon premier catalogue, et il m’a répondu par ces mots souvent cités : « Vos photos sont merveilleuses, pour moi, c’est ontologiquement (si vous permettez ce mot pédant) la photo même, dans la limite qui en dit l’être : la fascination. Merci. » Nous avons échangé quelques lettres ; nous nous sommes vus au plus quatre fois, dont une fois à New York ; il a écrit un très beau texte sur mes Grandes Vacances pour le magazine Zoom, et c’est à peu près tout. Mais j’ai infiniment regretté qu’il n’ait pas connu la suite de mon travail, Les Chambres en particulier, dans lesquelles j’ai le sentiment qu’il se serait reconnu bien plus que dans les mannequins. Hervé Guibert, c’est autre chose : une grande amitié, partie d’un petit entretien fait sur moi pour le journal Le Monde, et qui a duré jusqu’à la fin de sa courte vie. Hervé n’était pourtant pas un être d’amitiés. A chaque livre, disait-il, il trahissait un ami. Il m’a épargné. Peut-être parce qu’il a pu écrire : « A chaque automne, Bernard Faucon nous rapporte une moisson d’images. Nous les découvrons ensemble projetées sur le mur de la salle à manger. Depuis peut-être huit ans c’est un instant crucial. Chaque fois je ne sais pas ce que je vais voir, mais je suis sûr que ce que je vais voir va me surprendre, m’éblouir. Le plus étrange est que la jubilation de l’éblouissement, n’en étant pas moins forte, va presque de soi, tant il se passe quelque chose d’autrement mystérieux. Ce n’est pas moi, bien sûr, qui ai fait ces photos et pourtant je les reconnais d’emblée comme étant un peu miennes, comme des visions d’un futur, de quelque chose qui devrait un jour m’appartenir, de quelque chose vers quoi je devrais m’acheminer si je veux y parvenir. C’est une espèce de communication médiumnique entre une œuvre visuelle qui se transforme et une œuvre écrite en cours qui se sent loin en arrière (…).«
https://youtu.be/k_nrZBvnsa8
Les lettres, la philosophie et l’écriture ont toujours infusé votre travail. Jusqu’à cette ultime série du début des années 1990, Les Ecritures, qui annoncera la fin de votre pratique photographique…
J’aime les mots comme j’ai aimé les images, mais plus encore comme j’aime la vérité. Je crois que j’ai peint pour exorciser les tourments de la beauté, j’ai photographié et mis en scène pour l’exhiber, mais j’ai toujours écrit, aussi loin que je remonte, pour dire l’exacte vérité, à chaque époque, de mon regard sur la beauté. J’ai mis très longtemps avant d’accepter d’être un artiste, j’ai mis plus longtemps encore avant d’accepter d’être un peu écrivain. Ce que je suis devenu, je crois, depuis que j’ai arrêté la photographie, avec ce monumental projet autobiographique : Mes routes.
En contrepoint, sur la scène internationale, vous passez par New York – Leo Castelli vous expose. Là, au mitan des années 1970, la Pictures Generation renouvelle l’approche des images reproduites. Etiez-vous familier de ces artistes dénonçant le caractère construit de toute image, les Cindy Sherman, Richard Prince ou Barbara Kruger ?
Je les ai découverts à la faveur des innombrables expositions collectives et itinérantes autour de la mise en scène dans lesquelles je me suis moi-même retrouvé : Arranged Image Photography, Staged Photo Events, Invented Images, Prospect Fotografie, Das Konstruierte Bild, Images fabriquées, Images imaginées… Une tendance, un phénomène que j’ai interprété après coup comme le chant du cygne de LA photographie : le dernier moment, avant le règne de l’image pure et publicitaire, où l’on croyait encore suffisamment au réalisme photographique pour s’offrir le luxe de construire des fictions vraies.
Votre propre pratique, au contraire, témoignait d’une immense foi en la part utopique des images. L’enfance y est un état quasi primitif, tandis que Les Chambres délimitent un espace hétérotopique, comme vierge du poids de l’histoire et de la société…
Je serais tenté de dire que je ne me situe plus, non que je sois indifférent aux images actuelles, mais parce que j’ai l’impression que les miennes appartiennent à une préhistoire, à un âge métaphysique totalement révolu. C’est aussi ce que je ressens dans le regard des jeunes Chinois ou Coréens qui les découvrent : beaucoup les adorent, mais comme tombées d’une autre planète, elles semblent avoir pour eux la fraîcheur des peintures rupestres ! Pendant des années j’ai eu le sentiment d’appartenir à mon époque, d’éprouver la fascinante actualité du monde, le goût délicieux du présent. Consciemment, volontairement, j’ai pactisé avec quelque chose qui n’était pas encore si grave (!), ce flirt presque innocent, au tournant des années 1980, entre les émotions vraies, profondes, les valeurs humaines et l’envie folle de séduire, de relativiser tout : le marketing. Je pourrais dire que j’ai arrêté la photo quand j’ai entrevu les conséquences à venir du numérique, la pub à tous les niveaux, l’esthétisation du monde sur le moindre compte Instagram !
Vous avez participé d’un contexte d’effervescence libertaire et intellectuelle. Pensez-vous qu’il aurait été possible de produire les mêmes images aujourd’hui, ou qu’il y aurait eu un intérêt à le faire ?
Cette idée longuement ressassée quand j’ai arrêté la photo en 1995 me revient : l’image est la manière d’actualiser le monde la plus directe et la plus efficace, et donc une expression fragile, un compromis ambigu avec les facilités du temps, avec la sensibilité et le goût particulier d’une époque… Quand la nécessité personnelle est contaminée par d’autres nécessités, l’équilibre se rompt, les images se vident.
Quelles sont les œuvres qui vous intéressent actuellement, que vous regardez et qui vous marquent ?
J’ai plaisir à regarder le plus grand groupe de K-Pop qui se déguise en mannequins dans le pur esprit de mes Grandes Vacances. Une œuvre comme celle d’Anthony Goicolea m’interroge, ses savantes démultiplications, ses techniques de rajeunissement extraordinaires répondent peut-être à la question de ce qu’il est possible de faire aujourd’hui dans le cadre d’une expression personnelle, hors d’un contexte publicitaire. Tant il est clair que la jeunesse et la beauté ont été confisquées par le marketing et mises au service de ses leurres. Et qu’il est loin ce temps, cher aussi à Christophe Honoré, d’oubli de soi et de gratuité !
A voir aussi : Les Grandes Vacances – Une vie de Bernard Faucon, un film documentaire de Camille Ponsin écrit par Arthur Dreyfus, réinscrivant les séries marquantes de l’artiste au plus près de sa trajectoire biographique
{"type":"Banniere-Basse"}